22 juin 2010

La consommation culturelle (Montebello)

Université Paul Verlaine - Metz (20 Avril 2010) 1h09min (Canal-U)
avec : Fabrice MONTEBELLO (historien du cinéma), Jean-Marc LEVERATTO (sociologue), Olgierd KUTY (sociologue)


« Si nous devions raisonner en termes de taille (Latour, 1995), nous dirions que le mouvement observé entre 1929 et 2004 opère selon la logique suivante :
  1. expansion du marché des films (1929-1965)
  2. redéploiement (1966-1985)
  3. prolifération (1986-2004)
Si nous devions raisonner en termes de grandeur (Boltanski, 1990) et introduire ainsi dans notre observation l’action des personnes sur les films, nous dirions que ces trois moments correspondent à trois types d’action :
  1. la réduction du spectacle au film
  2. sa domestication - qui permet la généralisation des savoirs sur ce dernier ainsi que l’expansion de la culture cinématographique
  3. la domestication du spectacle cinématographique lui-même
La thèse défendue dans cet ouvrage va à contre-courant du catastrophisme ambiant sur « la mort du cinéma » et la menace que la « massification hollywoodienne » ferait peser sur le cinéma national et sur ses spectateurs. Elle pointe au contraire la prolifération de l’offre filmique dans toute sa diversité et la demande croissante de qualité de la part d’un public toujours plus nombreux, plus informé et plus averti. [..]

La démarche oblige également à prendre comme unité d’observation, non pas le film, ni même la copie de film, mais la séance. Dans la séance de cinéma ou la séance télé, le film est le support principal du spectacle. Mais il ne peut agir efficacement qu’avec la complicité du spectateur. Cette précision est importante car elle permet de rappeler que l’exploitant propose généralement à des publics différents plusieurs spectacles à partir d’une seule copie de films. L’oubli de cette pratique banale a conduit des chercheurs à surévaluer la présence du cinéma américain en France sur la seule base du rapport des nouveaux films entre eux, et non des copies en exploitation et encore moins de leurs passages. [..]

La présence planétaire du film américain par exemple, est souvent interprétée de manière unilatérale, soit qu’elle corresponde à la seule action des personnes (la domination politique ou économique des Etats-Unis), soit qu’on l’attribue à celle du film uniquement (un cinéma-monde). Mais ce n’est pas parce que le film américain est universel, qu’il est présent partout dans le monde. C’est parce qu’il est présent partout dans le monde, et que l’on peut faire concrètement l’expérience de sa qualité, de Tombouctou à Oslo, de Lille à Marseille, de Rome à New York, des temples de la cinéphilie parisienne aux usines de Longwy, qu’il est universel. Ce constat banal qui rappelle que le cinéma ne se réduit ni à des œuvres ou des auteurs, ni même à une communauté élue de spectateurs (les cinéphiles cultivés des classes supérieures) mais à un dispositif technique qui engage des êtres humains et des objets (les films), est aussi une manière de réintroduire – sans célébration, ni dénonciation – les figures oubliées de l’histoire du cinéma : producteurs, distributeurs, exploitants, spectateurs ordinaires. A condition toutefois de rappeler que le moteur de l’histoire du cinéma, c’est le plaisir. Un plaisir cultivé - non pas au sens d’un plaisir réservé à une caste ou à une classe - mais au sens d’un plaisir que tous les hommes, les gens comme vous et moi, ont la capacité d’entretenir, c’est-à-dire d’élaborer, de partager, et de transmettre pour en faire bénéficier d’autres personnes qui y trouveront, comme ils l’ont eux-mêmes trouvé, la confirmation de leur humanité. Sans films américains en France et sans spectateurs français pour prendre plaisir à ces films et en reconnaître la qualité, pas de Nouvelle Vague, ni de « nouvelle vague de spectateurs » pour en apprécier les réalisations.

L’histoire culturelle du marché cinématographique
En fait, les querelles esthétiques recoupent des tensions réelles au sein des professionnels du cinéma et soulignent la part importante prise par les tenants d’une intervention de l’Etat au sein du marché. L’appel à ce dernier pour garantir le « cinéma indépendant » et « la diversité de l’offre » doit s’entendre comme une demande de soutien au « cinéma d’auteur », et à la programmation de salles Art et essai. [..]
Cette brève description du marché cinématographique français et des débats récurrents qu’il suscite montrent que « marché » et « industrie », avant d’être des catégories de discrimination de la qualité cinématographique, sont des réalités qui n’existent pas en dehors de l’action quotidienne des individus (Leveratto, 2000). Qu’il soit « artistique », « indépendant » ou « commercial », qu’il relève de « l’exception culturelle » ou du « business », le film n’en demeure pas moins une marchandise qui se fabrique, se paie, se vend et s’achète. Et dans ce domaine, l’argent ne tombe pas plus du ciel que « les idées justes » du président Mao Tsê-tung. Dès lors, il importe moins de noter qu’une logique de préfinancement s’est substituée à une logique de risque que d’identifier les modèles d’expertise de la qualité cinématographique qui la soutiennent. Le régime de la dispute demeure un bon moyen d’objectiver les entreprises de justification des acteurs. Les querelles régulières opposant les tenants d’un cinéma à « fort potentiel commercial » aux défenseurs du « cinéma indépendant » révèlent au moins deux modèles d’expertise. Le premier privilégie le public, notamment celui des salles, comme un instrument de mesure de la qualité cinématographique. Le second utilise la figure de l’auteur. Son usage est systématisé dans les commissions d’experts mises en place par le CNC et se trouve partagé par les principaux partenaires qui accompagnent la fabrication et la diffusion des films sélectionnés (producteurs et distributeurs indépendants, salles Art et essai, programmateurs télé et éditeurs vidéos de productions à prétention artistique). Dans les deux cas, les choix opérés demeurent des anticipations et comportent un risque inhérent à la fabrication de tout produit culturel (qu’il soit « commercial » ou « artistique »). Il n’y a pas plus de facilité à tenter de rentabiliser des millions d’euros en espérant séduire des millions de spectateurs, qu’il n’y a d’audace à toucher des milliers de personnes à partir de produits qui ont coûté des milliers d’euros. Ce qui ne préjuge ni du devenir grand du petit film, ni de la chute fracassante du grand film. La différence essentielle provient de la mutualisation du risque. Le « cinéma commercial » engage essentiellement le public des films rangés sous cette étiquette, le « cinéma indépendant » est garanti par l’Etat. Il engage donc une deuxième fois le public, mais sous la forme de la délégation et de la représentation démocratique, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens - en fait l’ensemble des spectateurs français car les aides de l’Etat au cinéma ne proviennent pas du budget, mais des taxes parafiscales internes à la filière - y compris ceux qui n’adhèrent pas au « cinéma d’auteur ». [..]

Par ailleurs, la disponibilité télévisuelle – à l’origine de la dénonciation traditionnelle des effets négatifs du petit écran provoqués par « l’accoutumance » (addiction) – affine la sensibilité de l’œil. Petits et grands, jeunes et vieux, hommes et femmes, ouvriers et bourgeois, citadins et ruraux, etc., apprennent à forger leur regard et à discriminer la qualité des films en les consommant à la télévision, avant de se rendre dans les salles. Dans ce domaine, c’est moins la possession d’un capital culturel (Bourdieu) qui détermine la capacité à discriminer la qualité des films que le temps passé à les consommer. [..]

Conçues sous la forme de synthèses, ces histoires sont des histoires du cinéma mondial (« à la Sadoul »). Les travaux collectifs les plus aboutis proposés par les chercheurs aujourd’hui se présentent toujours selon ce modèle : La storia del cinema mondiale (Brunetta, 1999-2001), The Oxford History of World Cinema (Nowell-Smith, 1999), Film History, An Introduction (Bordwell and Thompson, 2003). En fait d’histoires du cinéma mondial, il s’agit d’histoires mondiales des cinémas nationaux dans lesquelles chaque filmographie est rapportée, le plus souvent, à son espace original de constitution (le film hollywoodien aux Etats-Unis, le film français à la France, le film italien à l’Italie, etc.,). Ces histoires du cinéma mondial oublient ainsi de prendre en considération ce qui les rendent possibles : la mondialisation des films, et plus exactement, leur traduction.

La mondialisation des films est une réalité que connaît le spectateur ordinaire depuis les débuts du cinéma. Elle n’est donc pas une caractéristique du film parlant. Mais elle permet de rappeler que les films nationaux sont rarement appréhendés, fabriqués ou consommés en dehors de la présence de films étrangers. [..] »

Fabrice Montebello, Le cinéma en France – Depuis les années 1930, Paris, Armand Colin, 2005


Autres lectures recommendées:
  • Jean-Marc Leveratto et Fabrice Montebello, « Politiques du cinéma », Politix. Volume 16 - n°61/2003
  • Jean-Marc Leveratto, La mesure de l’art, sociologie de la qualité artistique, Paris, La dispute, 2000 ainsi que Introduction à l’anthropologie du spectacle, Paris, La dispute, 2006.

2 commentaires:

HarryTuttle a dit…

David Bordwell : "For decades most people had a sketchy idea of The Hollywood Studio Film. Boy meets girl, glamorous close-ups, spectacular dance numbers or battle scenes, happy endings, fade-out on the clinch. But even if such clichés were accurate, they didn’t cut very deep or capture a lot of other things about the movies. Could we go farther and, suspending judgments pro or con the Dream Factory, characterize U. S. studio filmmaking as an artistic tradition worth studying in depth? Could we explain how it came to be a distinctive tradition, and how that tradition was maintained? [..]

The effect was to relativize our understanding of Hollywood. Mainstream U. S. commercial filmmaking wasn’t the cinema, merely one branch of film history, one way of making movies. Breaking a scene into a coherent set of shots, to take the earlier example, wasn’t Editing as such. It was one creative choice, although it had become the dominant one. And what made Hollywood’s brand of coherence the only option? Eisenstein, Resnais, Godard, and other filmmakers explored unorthodox alternatives. [..]

Could one go more deeply into the films and extract some pervasive principles of construction? And could one go beyond the films and show how those principles of style and story connected to the film industry?"

What makes Hollywood run? (Observations on film art and FILM ART, 22 Sept 2010)

HarryTuttle a dit…

"More specifically, The Classical Hollywood Cinema addresses four questions:

How does the typical Hollywood film use the techniques and storytelling forms of the film medium?
When did the Hollywood style begin to be formed and how has it changed?
What particular production system has created and maintained the Hollywood style?
How has technological change affected film style and industrial practice?"

"In the course of answering these key questions we had to nail down some concepts. We weren’t discussing “the industry,” which includes not only production but also distribution and exhibition. We discussed instead what we called the mode of production, particular strategies for organizing work on a wide scale. Similarly, we took “style” to include features of both narrative form and cinematic technique. This is because we were discussing a “group style.” Art historians discussing Impressionism would include not only techniques of paint handling but typical subjects and iconography as part of the general Impressionist style. [..]
We also had to carve out our area of study because as a phenomenon the classical studio cinema isn’t perfectly parallel to those we encounter in orthodox art history. It isn’t a period, because classically constructed films are still being made. It isn’t a movement, at least like others in film history, because those, such as Italian Neorealism, are far more limited. It’s something else, and it makes us rethink the categories we use to study other group styles. [..]"

David Bordwell: "Why did we not do a full-blown comparative study, situating Hollywood in relation to other national cinema traditions? [..]
Why didn’t we situate Hollywood in relation to American society as a whole? [..]
Why didn’t we discuss reception? [..]"

The Classical Hollywood Cinema Twenty-Five Years Along (David Bordwell, Janet Staiger, and Kristin Thompson, September 2010)