18 décembre 2010

Imposture 4

Godard par Badiou
Projection Privée (France Culture) 18 Déc 2010, [MP3] 1h :

Alain Badiou : [..] la Nouvelle Vague a fonctionné comme si elle était une Avant Garde. Ce que, après coup, on voit bien qu'elle n'était pas, d'une certaine manière, parce qu'elle avait repris beaucoup des traits de ce qu'elle critiquait, comme on le fait toujours, mais sur le moment-même on ne s'en aperçoit pas.


Michel Ciment : Le héros de notre temps, pour vous, c'est Godard. [..] D'ailleurs Godard vous a invité dans son dernier film - Film Socialisme. Avec Godard, il faut toujours se méfier des hommages parce que vous faites un cours sur Husserl et la géométrie, mais la salle est vide. Vous avez moins d'auditeurs que vous en aurez avec cette émission de Projection Privée. Vous avez quelques centaines de milliers d'auditeurs, que Godard vous réserve des fauteuils vides. Chez Godard les coups de chapeau ne sont jamais sans quelques perfidies... [..]


Alain Badiou : Oui, je pense que Godard est une sorte de compagnon lointain. Je l'appellerais comme ça. Les séquences successives de son existence artistique coïncident de très près avec ma propre existence. Cinéphilie enragée, avec une volonté de rupture avec un certain régime du cinéma français. Avant-gardisme politique, avec tentative d'une nouvelle synthèse dans les années 80. Méditation sur l'histoire du cinéma. Tout ça je comprends. Je suis bord à bord avec ça. Ça veut pas dire que je suis toujours d'accord avec lui. Par exemple je n'entérine pas la thèse de "la mort du cinéma". Peut-être même que je ne pense pas comme lui que la clé de tout est une certaine "ontologie de l'image". Mais... "compagnon". "Lointain" parce qu'effectivement, Godard c'est pas toujours de premier choix, c'est souvent un peu entortillé. Y'a quelque chose d'une sourde confusion godardienne, qu'on reconnait d'ailleurs, et un empilement des strates de signification, mais qui d'une certaine façon se donnent un peu comme énigmatiques. Et donc je n'en fait pas un éloge... Je ne dirais même pas que c'est le cinéaste que je préfère par exemple. Après tout, pour mettre les pieds dans le plat de mon néo-classicisme indécrottable, en un certain sens, j'ai plus de plaisir à voir les films de Clint Eastwood que les films de Godard. Mais il est mon contemporain. Je comprends, y compris ce que je n'aime pas chez lui. J'en comprends l'origine, la nature et la problématique. Et c'est en ce sens qu'il est comme un film rouge quand même dans mes rapports avec le cinéma. Je le recroise, je le retrouve un peu à tout moment dans ces différentes figures.

S'agissant du film, je vais quand même raconter l'histoire. Parce que Godard avait décidé dès avant qu'il n'y aurait personne à cette conférence. Je l'ai vu 4 ou 5 fois avant le film. Nous avons eu de longues discussions... Enfin, "discussion" est très exagéré, parce qu'on ne discute pas avec Godard, on l'écoute parler et on fait quelques ponctuations. Et je sentais qu'il y avait quelque chose qu'il ne me disait pas. Il m'avait expliqué qu'il y aurait une séquence de travail, une séquence de petit déjeuner et la conférence. Et je me doutais bien que ça serait des ponctuations. Je ne prétendais pas, d'aucune façon, d'être la vedette de ce film de Godard. Mais il y avait quelque chose qu'il ne me disait pas. Alors il me dit "Badiou, voilà, dans la scène de la conférence, je souhaite qu'il n'y aie personne." Alors je dis : "Où est le problème? C'est un film." Alors il m'a dit : "Je ne voudrais pas que ça donne l'impression d'insinuer que lorsque vous parlez il n'y a personne." Je dit : "Mais je sais pertinemment que lorsque je parle il y a des gens... nous sommes dans un film." J'étais tout à fait prévenu de cette chose-là. Donc on voit très bien quand on voit le film que je suis une image solitaire. Il y a la croisière, il y a le bateau, il y a l'univers, dans un certain sens, aliéné, du bateau. Moi je suis là, mais entièrement sans rapport avec qui que ce soit. Les images qu'il a prélevées de moi sont des images de solitude absolue. Je suis donc comme une espèce d'énigme dans cette croisière, dont le sens échappe totalement puisque je fais une conférence mais il n'y a personne. Autrement je suis dans ma cabine, je travaille. J'incarne un des sujets du film c'est, eu égard au carnaval du monde : qu'est-ce que c'est qu'un retrait. C'est un des thèmes important du film. Ce retrait, j'en suis une des images possible.

Je voudrais simplement terminer à propos de Godard, en disant que c'est une histoire héroïque que celle de Godard. C'est une histoire qui mélange de façon tout à fait étrange un goût très calculé de la présence, de l'intervention. Et en même temps, une espèce de sauvagerie susceptible du retrait et de l'absence. Ce mélange a donné cette figure à la fois omniprésente et absente qu'est celle de Godard, que je trouve philosophiquement héroïque, comme ça. 
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1 commentaire:

HarryTuttle a dit…

Entretien Médiapart avec Alain Badiou sur son livre Cinéma, 26 Nov 2010, video 33'