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31 août 2010

Balbutiements en 1929 (Soupault)

LE MALAISE DU CINEMA
Philippe Soupault
L'EclairJournal quotidien du Midi»), 25 décembre 1929
Je ne suis pas de ceux qui nient l'évidence. Qu'on le déplore ou non, il faut avouer que le cinéma traverse une crise qui peut être mortelle. Cette mort, d'ailleurs, serait comparable à celle du Phœnix : le cinéma renaîtra de ses cendres.
Il n'en est pas moins vrai qu'en 1929, ce qu'on appelle le septième art est en complète décadence. Et ce phénomène est d'autant plus étrange que le public est devenu plus souple et plus attentif. Il se montre d'une indulgence qui stupéfie ! La raison en est que le cinéma est entré définitivement dans les mœurs, je veux dire qu'il n'est plus considéré comme un plaisir, mais qu'il correspond à un besoin.
On pourrait penser que, certains d'un accueil empressé, les dirigeants de cet art devenu industriel s'efforceraient de fournir des productions qui satisfassent à la fois la critique et le public. En vérité, ils ne satisfont personne, ils ne savent plus ce qu'ils veulent. Les uns déclarent que le film muet est la seule forme vraiment et purement cinématographique, les autres que le film parlant correspond à une réalité nouvelle. Bref, personne ne s'entend. Il faut reprendre les choses d'un peu haut.
Le cinéma, à ses débuts, n'était qu'un instrument qui permettait d'étudier le mouvement, autrement dit un appareil photographique perfectionné. Puis il est devenu un jouet. Enfin quelques-uns se sont aperçus qu'il pouvait être une source de plaisirs esthétiques. Mais, mauvais prophètes, ils ont cru qu'il fallait imiter le théâtre. Il m'a été donné, récemment, d'assister à la projection — à titre rétrospectif — d'un de ces films prétendus artistiques, qu'on offrait, aux environs de 1912, à l'avidité des foules. Il s'agissait d'un Werther [1910/Henri Pouctal].

Peu d'œuvres, à coup sûr, prêtent mieux que l'émouvant et dramatique « roman » de Goethe à la composition d'un scénario. Eh ! bien, négligeant le chef d'œuvre, l'auteur du film avait préféré suivre pas à pas le livret de l'Opéra-Comique... Le comble est qu'il avait confié le rôle principal à un ténor!
Peu à peu cependant, sous l'influence des Américains, moins traditionnellement dominés par le théâtre, le film parvenait à dégager confusément sa personnalité. Toujours attaché à quelque scénario romanesque, c'était encore de ta littérature projetée sur un écran, enfin, par saccades, comme à l'aveuglette, et sous la poussée des circonstances, des progrès s'accomplissaient. Et puis la demande de films était si forte que l'on avait à peine le temps de produire. Le cinéma était devenu une industrie — "la septième", au dire des statistiques, par l'importance des capitaux engagés. Une lueur d'espoir, somme toute, s'apercevait à l'horizon...
Quand naquit le cinéma dit parlant !
Et tout fut à recommencer.

Le cinéma parlant a fait reculer de dix ans l'art cinématographique. Nous assistons à tous les piétinements de l'enfance ; nous entendons les balbutiements de l'âge tendre. Connaissant à peu près tous les films sonores que l'on a projetés depuis dix mois à Paris, je ne crains pas de déclarer qu'il y a beaucoup de chemin à faire avant d'atteindre le stade du film muet en 1928.
Cette reculade causée par une nouvelle invention qui, au point de vue technique, mais au seul point de vue technique, est un progrès, nous permet d'être pessimiste. Admettons que, dans quelques années, on découvre le film en couleur, puis le film en relief... Faudra-t-il que chaque nouvelle invention paralyse pendant un certain nombre d'années l'art cinématographique ?

Pour nous en tenir à la situation actuelle, n'y a-t-il pas lieu de penser que cette "défaillance", cette crise, lient à ceci : que les hommes qui ont pour mission ou pour profession de s'occuper de l'établissement et de l'élaboration des films sont "aveugles"?
Tous les grands artistes, que ce soit Léonard de Vinci pour la peinture, Bach pour la musique, Baudelaire pour la poésie, se sont efforcés de connaître ou de rechercher les éléments essentiels ou particuliers de leur art.

Pressés par le temps, débordés par les circonstances, il est permis de douter que les "professionnels du film" aient le loisir de réfléchir. Aucun d'entre eux s'est-il jamais posé cette simple question : « Qu'est-ce que le cinéma ? »
Qui donc, d'ailleurs, songe qu'en vulgarisant leur invention, les frères Lumière ont véritablement doté l'homme d'un sens nouveau, d'un œil prodigieusement perçant, pour qui ni le temps ni l'espace ne sont des obstacles ! Le spectateur devant l'écran peut désormais tout voir, et en un clin d'œil. Il passe en quelques minutes de Buenos Aires à Londres, de Vancouver à Vladivostok. Il regarde vivre des microbes ou bien des fauves, éclore instantanément une nuée de poussins, ou s'épanouir, comme fabuleusement, une rosé... Bref, c'est le vaste monde, le monde inconnu, que le cinéma, sur quelques mètres carrés de toile blanche, met à notre portée. C'est la surprise sans cesse renouvelée de ta découverte qui trouble et passionne l'homme de la rue. C'est le sentiment de sa nouvelle et prodigieuse puissance qui l'enchante.
Le cinéma se développera dans la mesure où il se rapprochera de la vie, et répondra ainsi au besoin qu'il a créé. Le réduire à l'abstraction, ce serait proprement le tuer. Aux mains des meilleurs techniciens, il n'est encore qu'un art d'illustration, il commente, expose des idées ou des récits, mais n'exprime jamais assez, par les moyens qui lui sont propres, une réalité vivante.
Il ne m'appartient pas d'entrer ici dans le détail des choses. Au reste, je puis bien, en terminant, confesser mon peu d'illusions : je doute que le conseil du "spectateur"soit jamais entendu. Les "producteurs" de film ont beau jeu pour me répondre : « Vous n'avez jamais fait de film, vous ne savez ce que vous dites... » Mais eux, savent-ils ce qu'ils font ?
Philippe Soupault (1897-1990) est poête français, co-fondateur du mouvement surréaliste avec André Breton.

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