01 septembre 2010

Impasse 1931 (Soupault)

COURRIER DE NEW YORK
Philippe Soupault
La Revue du Cinéma, n° 28, 1er novembre 1931
Bien que cette année, grâce à des metteurs en scène comme [Lewis] Milestone (The Front Page [1931]), King Vidor (Street Scene [1931]), Mamoulian (City Streets [1931]), Richard Wallace, [Josef von] Sternberg, [Wesley] Ruggles, les progrès du cinéma américain paraissent dépasser le seul domaine technique, nous avons jugé intéressant de publier ces notes pessimistes de Philippe Soupault sur la production américaine courante. — (N.D.L.D.)
LE REGNE DU CINÉMA AMÉRICAIN EST-IL FINI ?

Le cinéma aux Etats-Unis n'est plus une distraction mais une habitude. Les Français vont au café, les Américains aux "movies". Il m'était sans doute plus facile qu'à beaucoup d'autres de mes compatriotes d'adopter cette habitude et par curiosité, par entraînement, puis bientôt par habitude, j'allais trois ou quatre fois par semaine assister aux projections de films qui, selon ce qu'affirmait la publicité, toujours tapageuse, étaient de grands succès.

J'ai donc vu tant à New York qu'à Philadelphie ou dans les villes de moindre importance, une quarantaine de films représentant le "meilleur" de la production américaine de 1931.
J'avoue que cette expérience m'a beaucoup déçu. Je passerais rapidement en revue les films les plus caractéristiques et ceux qu'on prétendait être sensationnels, mais il importe auparavant d'indiquer que de France nous ne pouvons juger en toute sincérité et en connaissance de cause la production d'Hollywood parce que nous n'en connaissons qu'une sélection, des extraits plus ou moins judicieusement choisis pour l'Europe et que nous ignorons les films médiocres ou seulement moyens. C'est pourtant par ces derniers films que nous pouvons réellement juger des progrès ou de la décadence du cinéma d'un pays. Pour illustrer d'un exemple ce que j'avance, je citerai le cas des Américains qui estiment que le cinéma français est actuellement en grands progrès, parce qu'ils n'ont vu l'an dernier qu'un seul film : Sous les toits de Paris [1930/René Clair].

En relisant mes notes, en rassemblant mes souvenirs, je suis bien obligé de constater que le cinéma américain ne représente plus une véritable force, qu'il perdra peu à peu son prestige et sa diffusion et pour cette raison assez simple qu'il est incapable de se renouveler. Il perd le souffle. Au point de vue technique, photographie, sons, découpages, luxe, interprétation, les Américains sont encore très puissants et ils perfectionnent encore tous ces moyens, qui, il faut le souligner, ont, sans aucun doute, une très grande importance pour la production d'un film. Mais cette perfection technique, ils la mettent au service de metteurs en scène qui ne peuvent les utiliser avec plus ou moins de talent que pour des films sans grandeur, sans inspiration et sans véritable valeur artistique. Ce sont tantôt des comédies à la manière anglaise, sentimentale et pleurnicharde, tantôt des drames qui font penser aux moins bonnes pièces d'Henry Bataille, tantôt des histoires de gangsters qui sont des répertoires de films qui eussent il y a quelques années remporté un grand succès, tantôt enfin des opérettes un peu bébêtes. Tous ces genres de films ne sont somme toute que des imitations de vieux films qui "rapportèrent de fortes sommes". Ils négligent le véritable esprit du cinéma, ignorent la possibilité de se servir d'un appareil sonore sinon pour enregistrer des dialogues qui font regretter le mutisme des anciens films.
La plupart des films que j'ai pu voir sont presque toujours des scènes de théâtre filmées dans des studios. Le grand air, l'atmosphère, tout l'inconnu et la puissance de la vie sont absents. On serait tenté de se dire que ces erreurs sont momentanées et que bientôt les metteurs en scène s'apercevront qu'ils sont engagés dans une mauvaise voie. Dans aucun film, à aucun moment je n'ai eu la sensation qu'il pouvait y avoir une chance de salut et bien au contraire, plus je voyais de films, plus j'avais l'impression que les metteurs en scène s'enfonçaient dans cette impasse.

On apportera au cinéma américain des perfectionnements techniques, mais je doute fort que la qualité des films s'améliore réellement. Le public, qui est le grand maître, accepte tout sans protester et sans même manifester le moindre dégoût ou une quelconque lassitude. A sa décharge, il faut signaler qu'il n'a aucun point de comparaison. Les films allemands ou russes que l'on peut voir à New York sont annoncés mais on ne fait aucune publicité. En réalité, on ne les exploite pas commercialement et je me suis souvent demandé naïvement si ce silence dont on entoure les films étrangers n'est pas volontaire.
Le public s'endort et ne réagit plus.

Examinons ce qu'on lui présente. D'abord, les plus "grands succès" :

[revue détaillée du scénario de The Millionnaire, 1931/John G. Adolfi]

J'ai analysé un peu longuement ce film car il représente actuellement d'une façon assez précise le genre qui plaît aux Américains moyens, celui que les sociétés productrices s'appliquent à suivre. Dans la même catégorie, on peut encore ranger un outre grand succès : Daddy long legs (Papa longues jambes)
[1931/Alfred Santell], film sentimental au dernier degré avec Sonet Gayrtor dans le rôle de l'orpheline... N'insistons pas.

Un autre genre qui plaît moins, qui compte de nombreux partisans chez les puritains, est celui des tragédies qui font penser aux plus mauvaises pièces d'Henry Bataille agrémenté d'une morale destinée à couvrir de fleurs la femme américaine et à faire triompher la vertu après avoir puni le vice.

Le film le plus caractéristique que j'ai vu fut les Femmes n'aiment qu'une fois [Women love once, 1931/Edward Goodman], avec Eleanor Boardman et Paul Lukas. Mais on peut encore citer les films dont Norma Shearer est la vedette, notamment Une âme libre (A Free Soul [1931/Clarence Brown]), ces derniers étant plus hypocrites d'ailleurs, puisque les trois quarts de ces films nous font assister à des scènes plus ou moins scandaleuses mais assez excitantes, pour nous conduire au dénouement où, enfin, la morale est sauve.
Il y a encore les films plus ou moins truqués de gangsters qui, à vrai dire, sont loin de valoir les premiers films de ce genre. Dans ces films, de nouveau, il faut à tout prix sauver la morale, et les metteurs en scène, sans doute pour faire les sujets moins choquants, nous montrent avec preuves à l'appui et avec insistance que le vice est toujours puni. Après avoir assisté à Young Donovan's Kid [1931/Fred Niblo] (avec Richard Dix), à Night Nurse [1931/William Wellman] (avec Barbara Stanwyck), à The Vice Squad [1931/john Cromwell] (avec Paul Lukas), on finit par trouver que ce métier de gangster est décidément démoralisant.
Le genre opérette sévit mais semble obtenir moins de succès. Il faut citer un très mauvais film avec Jeanette MacDonald et Victor Mac Laglen, les Affaires d'Anabelle [I pastici di Anabella 1931/Alfred Werker], et une production assez remarquable (que l'on verra prochainement à Paris) de Ernst Lubitsch, avec Maurice Chevalier, le Lieutenant souriant [The Smiling Lieutenant, 1931] où apparaît une nouvelle actrice, très étrange : Miriam Hopkins.
Un film de guerre. Chances [1931/Allan Dwan], avec Douglas Fairbanks junior, sans intérêt, un film exotico-policier, très bête, avec Warner Oland, The Black Camel [1931/Hamilton McFadden], et une très mauvaise copie de A girl in every port [1928/Howard Hawks], Women of all nations [1931/Raoul Walsh], avec Victor Mac Laglen. Pour achever le bilan de la production cinématographique américaine de 1931, it me faut encore parler de quelques films assez particuliers mais qui ne relèvent pas le niveau.

Le premier des films sur lequel il faut insister est celui où Will Rogers, s'inspirant d'un roman de Mark Twain, A Connecticut Yankee [1931/David Butler], s'amuse à faire une satire politique. Will Rogers est cet étrange journaliste qui fut d'abord cow-boy, puis en jouant le naïf publia des articles où il disait bêtement la vérité. Ces articles eurent, il y a quelques années, un succès étourdissant. Will Rogers fit alors des tournées de conférences où il utilisait toujours le même système. Enfin, il fit du cinéma. Peut-on d'ailleurs appeler du cinéma cette conférence plus ou moins déguisée ? Son film n'est d'ailleurs pas ennuyeux.

Enfin, le film sensationnel que l'on présenta à New York cet été fut la nouvelle production de Josef von Sternberg, An American Tragedy [1931], d'après le roman de Théodore Dreiser. C'est indiscutablement un film intéressant, digne de Sternberg, mais qui montre que le sujet n'était pas capable d'inspirer réellement le metteur en scène et d'autre part que Sternberg a mal composé son film, puisque la deuxième partie qui retrace les différents détours d'un procès nous paraît longue et souvent monotone.

Pour achever ce jugement trop rapide, il faut encore remarquer que les films comiques présentés, sauf ceux de Laurel et Hardy, sont franchement mauvais et d'un humour très laborieux.
Le seul domaine où des progrès sont à signaler est celui des dessins animés. Un renouvellement est à signaler. Des nouvelles recherches sont constamment tentées. Le public, d'ailleurs, est très conscient de ces progrès et fait un énorme succès aux dessins animés.

En résumé, l'on peut écrire que la production américaine de 1931 est quelconque. On ne sent, sauf dans la technique, aucune nouveauté. Il manque au cinéma américain un esprit neuf, une tendance. Les producteurs piétinent. Les metteurs en scène en général semblent prisonniers des formules. Les scénarios sont des imitations d'imitations.
Après avoir assisté à tant de films on ne peut être que pessimiste et l'on ne craint pas d'affirmer que selon toute probabilité le règne du cinéma américain s'achève.
Soupault avait tord et raison à la fois. Le règne d'Hollywood est loin d'être achevé... ni dans les années qui suivirent (l'Age d'Or du cinéma Classique Hollywoodien restait à venir!), ni encore aujourd'hui (80 ans plus tard). Mais il avait tout à fait raison sur la nature de cette décadence et sur l'impasse scénaristique et maniériste de la mentalité du Studio Hollywoodien, qui lui n'a pas changé de nos jours. On pourrait faire exactement les mêmes remarques sur les défauts du film de studio en 2010 :
  • habitude blasée des spectateurs
  • publicité affirmative et tapageuse
  • médiocrité majoritaire de la production
  • exportation sélective de la crème de la crème
  • incapacité à se renouveler
  • technique impeccable, perfectionnements technologiques incompris et mal domptés
  • comédies sentimentales et pleurnichardes, répertoire de gangsters, opérettes bébêtes (musicals) : imitations de vieux films
  • scènes de théâtre filmées
  • le public accepte tout sans protester, sans lassitude, s'endort et ne réagit plus
  • silence volontaire autour des films étrangers !!! (voir American Isolationism)
  • faire triompher la vertu et punir le vice
  • érotisme hypocrite
  • mauvaises satires politiques
  • les scénarios sont des imitations d'imitations !!! (voir Old, New, Borrowed, Déjà-vu)

Ils négligent le véritable esprit du cinéma [..] Le grand air, l'atmosphère, tout l'inconnu et la puissance de la vie sont absents. [..] Il manque au cinéma américain un esprit neuf, une tendance. Les producteurs piétinent. Les metteurs en scène en général semblent prisonniers des formules. Les scénarios sont des imitations d'imitations.
Plus ça change et moins ça change... Le cinéma américain reste englué, 80 ans après (!), dans la répétition ad nauseum de ses recettes toute faites, et ce malgré le souffle apporté par le classicisme de qualité des années 40, et le cinéma indépendant des années 70, qui n'ont vraisemblablement laissé aucun héritage créatif à la production d'aujourd'hui!

Lire aussi d'autres articles de Philippe Soupault sur ce blog :
Related:

Aucun commentaire: