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24 octobre 2010

Gigantisme hollywoodien (Badiou)

« Hollywood ? Le gigantisme d’une espèce qui va disparaître » interview d'Alain Badiou, dans Libération (20 octobre 2010)
Libé : Quelle part y occupe l’industrie ?

Alain Badiou : Dans un article célèbre, André Malraux concluait par une phrase : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » C’est la clé de son impureté : le cinéma est étayé à tous les étages — production, diffusion, publicité — par des capitaux colossaux et gloutons. La dimension artistique naît du mouvement par lequel le cinéma tente et parvient à dominer cette impureté constitutive. Mais cette domination est toujours partielle et, fût-ce dans un chef-d’œuvre, il y aura des traces des circonstances, des capitaux, de la technique. Il suffit de s’arrêter sur une image pour trouver des zones non contrôlées : un élément de décor, une couleur, une intonation. Car les paramètres sont trop nombreux pour être tous maîtrisés. Même chez les théoriciens de l’épuration, comme Bresson, des choses échappent à l’artiste. Il y a ce qu’on veut montrer et ce qu’on montre, la part de la forme artistique et la part de ce qui, dans le monde, résiste à la représentation, de ce qui est là par hasard.
Lorsque les tournages sont passés du studio au plein air, ce fut une libération, car la reconstitution en studio est forcément stéréotypée ; mais aussi un risque, car le studio permet un meilleur contrôle de l’image. En plein air, la place du hasard est plus grande et il faut faire confiance à l’œil, à sa capacité à capter le moment passager. C’est pourquoi, quand la combinaison de la forme et du réel est réussie, cette réussite prend la forme de la grâce : c’est la visitation de l’Idée (au sens platonicien) dans un monde impur. Le cinéma est un art de la visitation.


Libé : Peut-on dire qu’Hollywood produit encore des chefs-d’œuvre ?

Alain Badiou : À l’intérieur des limites propres aux différents genres hollywoodiens, il peut parfaitement y avoir des réussites. Néanmoins, il est probable que la veine des œuvres importantes soit en voie d’épuisement. Voyez les deux King Kong : par rapport au premier, tourné en 1933 et très artisanal, le second, celui de 1976, est beaucoup plus une « grosse machine ». Or, le premier est le meilleur. Pourquoi ? Parce que l’amélioration des moyens techniques, censée résoudre des difficultés, ne cesse en réalité de créer de nouveaux problèmes artistiques. Le parlant a entraîné un bavardage souvent pénible (aujourd’hui encore, Godard continue de travailler sur l’équilibre son-image). La couleur a donné des réussites — je pense à certaines séquences de Vincente Minelli —, mais, en général, on a l’impression qu’elle échappe au travail artistique, qu’on prend la couleur qui se trouvait là. Quand au virtuel, gigantesque agrandissement du visible, qu’en restera-t-il une fois passé l’effet de stupéfaction ?

Le cinéma hollywoodien est entré dans une phase néoclassique, repérable dans ses bandes-son (basses crépusculaires, grognements abyssaux), dans ses mouvements de caméras empruntés à l’esthétique du clip (bougés, ralentis, mouvements ascensionnels…), dans son idéologie millénariste, mettant en scène un pouvoir étatique et militaire menacé d’effondrement, et un sauveur qui, dans les plus mauvais films, est le président des Etats-Unis lui-même !

Toujours plus grand, plus fort : on dirait le gigantisme d’une espèce qui va disparaître. Il ne faut pas oublier que, dans la seconde partie du XIXe siècle, au moment même où le style pompier marquait l’apogée des techniques picturales de figuration, la peinture allait choisir une toute autre direction.
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