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22 décembre 2010

Servitude narcissique de l'écrivain (Frodon)

A quoi sert la critique de cinéma?
Jean-Michel Frodon (Slate) 18 Nov 2010


Frodon commence par un calembour, en substituant un verbe transitif direct (servir quelqu'un) au verbe transitif indirect (servir à quoi?) de la question posée... Petite pirouette sophiste pour faire glisser subrebticement le débat académique attendu (du titre de l'article) sur une tangente plus polémique (qui ne répond pas à la question du titre). Il nous prévient qu'il va prendre un détour, mais se garde bien de préciser à la fin de sa boucle, qu'il n'a pas vraiment décrit un contexte complet propice à la résolution du questionnement.

"La critique est requise de servir quatre maîtres différents, qui tous veulent lui imposer ses règles. Alors que sa raison d’être est ailleurs. [..]

  1. les marchands (publicité du pauvre)
  2. les organisateurs de loisir (service, guide du consommateur)
  3. les journalistes (symptôme de l'inconscient sociétal)
  4. les professeurs (cours d'histoire du cinéma)

[..] Ces quatre utilisations fort différentes de la critique ont en commun d’ignorer la particularité de ce dont on parle : un film. Un film est bien sûr aussi ce à quoi les réduisent ces différents maîtres, il est un produit qui cherche à se vendre, un service de loisir susceptible d’être évalué, un document qui évoque des aspects de la réalité, un objet d’étude universitaire. Mais il est encore autre chose, et c’est justement à cet «autre chose» que répond l’activité critique. [..]
La caractéristique d’une œuvre d’art est d’être un objet ouvert (selon l’expression d’Umberto Eco), un objet dont on peut décrire les composants mais dont le résultat excède, et excèdera toujours ce qu’on peut en analyser et en expliquer. [..]" 
Tout ça est bien gentil jusqu'à présent. Rien à redire.
Il présente 4 façons de pervertir le discours sur le cinéma à des fins exogènes (qui ne contribuent qu'indirectement à la culture cinématographique). Il recentre la question sur l'objet lui-même : le film. Je suis d'accord.


Mais il faut le voir venir, et comprendre le pourquoi de son long détour, par Diderot et Baudelaire. En fait, il rapporte une cinquième perversion sans se l'avouer : le narcissisme de l'écrivain. Lequel se rapproche le plus de la perversion journalistique. Si l'écrivain utilise bien le film et non son sujet, il le détourne pareillement pour se donner un prétexte à raconter sa vie, l'expérience du spectateur (érudit). Même s'il entre plus profondément que le spectateur de base dans les entrailles du travail filmique et des intentions de l'auteur, ce discours reste le témoignage d'un observateur égocentrique qui s'imagine que le film a été construit autour de lui, pour lui, et que ses réactions au film sont universelles et partageables avec ses lecteurs, les autres spectateurs potentiels du film.

Frodon s'oppose à "l'explication du mystère", il revendique pleutrement une critique sans résultats analytiques, sans réponses, sans clés... il se ménage sans le dire, un blanc-seing, une immunité critique. Selon lui, le critique peut divaguer à sa guise, inventer tout ce qui lui passe par la tête, rêver avec le film, succomber à ses manipulations dramatiques et ne jamais pouvoir être jugé sur la crédibilité de cette broderie sauvage inspirée du film.

Frodon s'imagine que la critique n'a pas de fonction, ni d'utilité artistique. Il s'octroit la liberté de l'écrivain qui met des mots sur des impressions, au fil du visionnage. Voilà. Chacun ses goûts, chacun son "dialogue sans fin avec l'œuvre", chacun "sa propre vérité", chacun son appropriation narcissique. En clair, il rejette tout standard esthétique universel.

Il va même plus loin, il suggère que le critique (selon sa définition) aide le film à "déployer le mystère", comme si le film ne se suffisait pas à lui même...

Si la critique à un rôle, ce n'est surement pas de servir de béquille au cinéma. Tout film est réalisé clé en main. Ce n'est pas au niveau de sa "consommation", en appportant un complément, avant ou après la projection. Un film existe d'abord sans la critique. La critique vient après, en dehors de la relation première entre le film et son spectateur.

La critique commente, explique, approfondit, analyse, interprète... mais dans un rapport parrallel, facultatif. La critique existe seulement pour les spectateurs qui en ressentent l'intérêt, le besoin ou l'envie. Par exemple, le premier spectateur, l'auteur du film, a un intérêt tout particulier pour le jugement critique des analystes qui remarquent les détails cachés de son travail. D'autres spectateurs, se passeront volontiers de ce genre de scrutations.

"Est-ce à dire que tout film est une œuvre d’art? Bien sûr que non. Mais tout film, quelles que soient ses conditions de production, en contient la promesse, tenue ou non. Dans les faits, un nombre relativement restreint de films sont de véritables œuvres d’art, la plupart cherchent au contraire des objectifs utilitaires, mécaniques, qui asservissent leurs spectateurs à des stratégies qui peuvent être sophistiquées mais qui à la fin visent au contrôle des émotions, des pensées et des comportements. [..]"
Tout à fait.

"Mais ce travail peut être aussi de repérer comment, malgré une visée purement utilitaire et instrumentale, une dimension artistique apparaît dans un film qui ne le cherchait pas : une des grandes beautés du cinéma est d’être capable d’art même quand ceux qui le font n’en ont pas le projet, se contentant pour leur part des autres dimensions du cinéma, le commerce, la distraction et le document."
Cela revient à rechercher la valeur artistique d'un yaourt dans la pile de mille... Est-ce que l'un d'entre eux devient "art" sans que la chaîne de production ne l'ai prévu en amont? Non. J'en doute fort.

Ce n'est pas plus compliqué qu'en littérature ou en peinture : tout un chacun écrit emails et correspondance intime... heureusement, tous ne se réclament pas des écrivains, ni des artistes! Les peintres en bâtiment utilisent la même peinture et pourtant ne produisent pas des œuvres d'art à longueur de journée. Bizarrement, le bon sens fait bloquage dans le monde du cinéma... Ce n'est pas parce que les modes de productions se ressemblent, qu'un artiste utilise le même équipement technique et la même bande de collaborateurs, qu'un objet de consommation du spectacle aie les mêmes chance de devenir une œuvre d'art (malgré lui).
Beaucoup de réalisateurs fabriquent des films (histoires filmées), peu en font du Cinéma (art).

"En revanche, et ça c’est effectivement nouveau, il y a sur Internet des gens qui, à titre bénévole et non institutionnel, sans appartenir à un média établi, font un véritable travail critique. Ce travail requiert un effort d’écriture et de pensée, et c’est une excellente chose que l’accès à l’activité critique ait ainsi pu se démocratiser – à condition de ne pas tout confondre cette activité là avec l’immense masse de paroles spontanées."
Sa conclusion sur internet est un peu courte, et d'une banalité affligeante... Si les modalités pratiques de la critique évoluent, c'était sur cet angle qu'il fallait développer une réflexion, et non sur la nécessité d'une écriture narcissique dans le travail de la critique.

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