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30 juin 2011

Cinéphilie + Frenchness

Table ronde sur la cinéphilie (France Culture, 30 juin 2011) [40'; 2e partie du podcast à partir de 49'20"]
avec Jacques Rancière et Tanguy Viel
Qui n’a jamais essayé, ne serait-ce que pour s’amuser, de dresser un « top ten » de ses films préférés ?
De cette tentative, voire de cette impossibilité, l’écrivain Tanguy Viel a écrit un livre réjouissant paru l’an dernier sous le titre Hitchcock, par exemple, dont il a ensuite tiré une série radiophonique pour France Culture, et qu’il a également décliné sur scène avec la chorégraphe Mathilde Monnier
Mais le top ten de Tanguy Viel n’est que le dernier avatar d’une œuvre où se mêlent cinéma et littérature pour le plus grand plaisir de ses lecteurs
Des essais sur le cinéma, le philosophe Jacques Rancière en a produit plusieurs lui aussi. Il vient de publier Les Ecarts du cinéma, dans lequel il convoque Bresson, Hitchcock, Pedro Costa, Rossellini, Straub/Huillet et V. Minelli pour examiner ce qu’il appelle « la langue des images », et s’interroger sur les rapports complexes entre cinéma et littérature, cinéma et politique, cinéma et théorie.


Compte-rendu du dialogue
   Selon Jacques Rancière, le cinéphile, avant de s'interroger sur la dimension théorique des oeuvres, se définit surtout par son goût et sa passion pour le cinéma, lequel fait partie intégrante de sa vie. Tanguy Viel, qui souscrit à cette définition, ajoute que le cinéphile se caractérise par une inquiétude par rapport à ses propres goût, un soupçon à l'égard de soi-même qui le pousse à toujours revoir et admirer les classiques, mais aussi à les réactualiser.

   Le cinéma, au départ attraction foraine puis utopie de l'art, constitue un objet complexe, difficile à appréhender et réfractaire à toute théorie unificatrice. Le cinéma, rappelle Jacques Rancière est à la fois un lieu, une technique et une pratique, une idée, voire le support d'une métaphysique comme pour Deleuze dans ses ouvrages Cinéma I et Cinéma II.

   André Labarthe, que nous avons reçu à la Grande Table il y a quelques semaines, expliquait que le cinéma n'avait pas d'histoire parce que tous les films se déroulent au présent au sens où les images qu'ils donnent à voir, en se succédant les unes après les autres, s'inscrivent dans une contemporanéité toujours renouvelée. Si Jacques Rancière adhère à cette thèse d'un présent espacé du cinéma, Tanguy Viel affirme posséder une vision historique du septième art. Chaque film est le symptôme d'une époque et l'on peut tisser une généalogie des formes cinématographiques : si la Nouvelle Vague a existé, c'est parce qu'avant elle Eisenstein, Griffith et Hitchcock avaient déjà proposé leur conception particulière du cinéma.

   Si écart il y a, pour Jacques Rancière, c'est aussi entre cinéma et littérature. Le cinéma se serait voulu porteur de la promesse d'un "art anti-représentatif", émancipé de toute fonction narrative. Tanguy Viel, en revanche souligne la capacité du cinéma à réactualiser le récit mythique, de la tragédie grecque comme chez Hitchcock à la fresque historique comme chez Coppola, au rebours de la logique d'éclatement des formes à l'oeuvre dans le roman.

   Dans son dernier ouvrage, Jacques Rancière qualifie le texte de Bernanos La Nouvelle histoire de Mouchette de "cinématographisme littéraire", à savoir une littérature qui se situerait au plus proche de la sensation. Robert Bresson, qui adapte l'ouvrage à l'écran en 1967, transforme cette langue des mots en langue des images. Il privilégie non pas les plans mais leur articulation, tout comme un système linguistique combine ses signes selon un agencement syntaxique donné. Et si les mots traînent derrière eux tout un halo d'images, la réciproque est vraie car les images font également naître dans l'esprit de ceux qui les regardent tout un halo de visions. Par conséquent, le cinématographisme littéraire peut s'imposer comme une utopie du style, en tant qu'il donnerait à la phrase une profondeur de champ, une instantanéité de la sensation.

   Paradoxe donc, entre le cinéaste d'une part qui coupe les images et fragmente le réel, et l'écrivain d'autre part qui opère un travail de rassemblement et de continuité.
   Paradoxe également du Top Ten, à la fois utile outil et outil trompeur si tant est que "l'impact émotionnel" d'une oeuvre varie dans le temps.
   Paradoxe enfin de la théorie, mise en jeu de concepts pour le philosophe qu'est Jacques Rancière et  élucidation de l'émotion pour Tanguy Viel, qui refuse le clivage entre affect et intellect.
(Aurélien d'Avout)

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