08 décembre 2010

Complaisance pour films "mineurs" (Deleuze, Guattari, Cahiers)

La même rengaine...

Une Amérique mineure : on a lâché le terme face à la sélection US du festival de Cannes [2007] - Zodiac, de Fincher, Boulevard de la mort, de Tarantino, No Country for Old Men, des frères Coen, Paranoid Park, de Gus Van Sant. C’était du bricolage de Croisette (cf. Cahiers n° 624). On s’est depuis demandé si ça tenait la route, cette migration du concept que Gilles Deleuze et Félix Guattari formalisèrent dans leur Kafka, pour une littérature mineure (Minuit, 1975). Pas mieux pour le moment. Ça reste du bricolage, mais ça colle, ça se ramifie avec d’autres films américains récents, de Cronenberg à Shyamalan, de Friedkin à Scorsese. [..] Pour part, cela recoupe la vieille question du maniérisme, sur laquelle reviennent régulièrement les Cahiers : est-ce qu’on en est sorti ou est-ce qu’il a juste changé de forme ? [..]
Nullement une « langue mineure », mais celle « qu’une minorité fait dans une langue majeure » (et pourquoi pas les codes hollywoodiens - est-ce si loin de la définition classique de l’auteur ?). [..]
Particularisation et atterrissage de l’Amérique-cinéma : le mouvement des minor movies éclairent du coup une question connexe, celle du maniérisme. Pétris de références, ces films ne cessent pourtant de les ramener à une échelle locale, quand le maniérisme des années 1980-1990 avait précisément tendance à les déployer, ne localisait pas mais globalisait, du cinéma à l’Amérique, de l’Amérique au monde, du monde au cosmos. [..] Le cinéma mineur croit plutôt à la compression et aux branchements microscopiques. 
Minor movies, Hervé Aubron, Cahiers du cinéma, n°625, juillet 2007



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Nous rencontrons aujourd’hui des cinéastes plus jeunes, nés au milieu des années 70, qui ont grandi dans les années 80 (une mythologie souvent présente dans leurs films), et qui ont tendance à se débarrasser des repères des années 60.  [..] L’idée n’est pas de faire un recensement de tous ceux qui feront le cinéma français, mais d’interroger ceux qui prennent le plus de liberté avec la tradition. Ceux qui se jettent à l’eau franchement sans avoir peur de déplaire ou de mal faire. [..] La question de la diversité du cinéma français est souvent posée de manière trop étroite : comme si au cinéma d’auteur traditionnel ne pouvait s’opposer qu’un cinéma de « genre » (policier, teen movie, fantastique), ce qui nous vaut des pastiches vains des grands Américains [..] Cette détermination est peut-être le propre d’une génération moins embarrassée par le modèle des grands anciens. [..] Qu’est-ce qui fait qu’en certains endroits, comme en Roumanie dans les années 2000, une génération soudain s’affirme et littéralement prend le pouvoir ? Ce désir de mettre en lumière ces tentatives, de les « pousser », vient aussi d’un constat alarmant : ces derniers temps, les films les plus libres, les plus nouveaux, ont été réalisés par des cinéastes plus tout jeunes (Coppola, Oliveira, Eastwood ; en France : Resnais, Godard, Varda). Bien sûr les vieux maîtres ont toujours brillé par leur liberté d’esprit, à toutes les époques. Mais aujourd’hui, à part le phare Apichatpong Weerasethakul, il y a peu d’exemples de cinéastes réalisant des chefs d’oeuvre à moins de quarante ans. Beaucoup d’oasis glorieux semblent taris : le Japon, la Corée, même Hollywood, qui tourne toujours sur les mêmes noms. Il faut donc être attentif aux frémissements, ici ou ailleurs, pour que des jeunes cinéastes un peu fous aient leur chance de changer la donne.
Stéphane Delorme, éditorial, Cahiers du cinéma, n°661, déc 2010



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... et l'original :

Tantôt le cinéaste du tiers-monde se trouve devant un public souvent analphabète, abreuvé de series américaines, égyptiennes ou indiennes, films de karaté, et c'est par là qu'il faut passer, c'est cette matière qu'il faut travailler, pour en extraire les éléments d'un peuple qui manque encore (Lino Brocka). Tantôt le cinéaste de minorité se trouve dans l'impasse décrite par Kafka : impossibilité de ne pas "écrire", impossibilité d'écrire dans la langue dominante, impossibilité d'écrire autrement [..] Il faut que l'art, particulièrement l'art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s'adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l'invention d'un peuple. Au moment où le maître, le colonisateur proclament " il n'y a jamais eu de peuple ici ", le peuple qui manque est un devenir, il s'invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer.
Gilles Deleuze, L'image-temps, 1988




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