24 janvier 2011

Independencia capitulada (éthique fallacieuse)

J'ai bien peur que nos petits mutins de la sécession Cahiers ne soient plus convaincants à propos des règles déontologiques de la profession de critique de cinéma, que ne l'étaient Jean-Michel Frodon ou Chris Fujiwara  : Critique, éthique, notes pour un manifeste (Independencia, 6 janvier 2011)

"Par un étrange effet dialectique, le conflit d’intérêts accroît le pouvoir du Journaliste en tant que personne en même temps qu'il discrédite la profession dans son ensemble."
Et oui, encore une histoire de conflit d’intérêts. Cette fois, au moins, ils ne l'oublient pas. Mais après un long historique, ils essaient tout de même d'inverser, par un étrange effet sophiste, la morale en concluant que le conflit d'intérêt est, en gros, nécessaire à l'activité critique... Étonnant, non? Comble d'immoralisme, les voilà qui terminent en faisant un peu d'auto-publicité pour la page "boutique" de leur site, qui vendra bientôt des T-shirt "Independencia". L'indépendence d'esprit capitule aux lois du capitalisme. Quelle leçon! A l'instar de la Russie soviétique et de la République Populaire de Chine, ils célèbrent en fin de compte les joies du capitalisme.

A quoi bon faire la révolution, se séparer d'un journal qui se vend à la corporation d'édition la plus offrante, fonder un nouveau hâvre de paix pour le cinéma "indépendent", affirmer une liberté de pensée... si c'est pour nous tenir aujourd'hui un discours pronant les vertues de l'asservissement capitaliste et de la complaisance a-critique? Je suis atterré. Les véritables révolutionnaires sont ceux qui s'accrochent jusqu'au bout, pas ceux qui crient fort un coup et qui se rangent dans le rang pour faire comme tout le monde, parce que bon, il faut manger, et que plus de recettes c'est mieux que moins de pognon.

"Jamais le pouvoir de certaines signatures et figures n'a été aussi grand. Jamais en revanche la critique n'a été autant discréditée auprès des spectateurs. Il suffit de discuter avec les programmateurs : Ils vous diront que plus les articles sont longs et enthousiastes, plus la queue devant les salles est courte." 
N'importe quoi. Bazin racontait déjà la même chose en 1958. Ce problème n'est pas celui de la conjoncture actuelle, ni celle de la critique de cinéma... c'est dans la nature des choses. Il s'agit de l'éternel fossé entre l'élite culturelle et la masse des consommateurs. Qu'on le veuille ou non, ce phénomène de friction entre la minorité qui se sent persécutée et la majorité qui rejettent les experts, qu'il soit réel ou fantasmatique, a toujours existé, et existera toujours. Quand bien même nous arriverions à fondre les uns dans les autres, cette nouvelle majorité consensuelle se trouvera de nouveaux ennemis plus radicaux qui revendiqueront leur opinion minoritaire. C'est une affaire de point de vue.  Ça dépend du côté de la barrière d'où l'on se place. Ca dépend du côté de la barrière où l'on croit être. L'élite des uns sera le populiste des autres.
Moraliser, gloser, solutionner cette réalité revient à se battre contre des moulins à vent.

Et puis, surtout, ça dépend des films en question, des publics considérés, de l'époque de publication, du pays concerné... Tout change selon la perspective. On ne peut pas décider de façon définitive, quels sont les perdants et quels sont les vaincqueurs, à quelle échéance, et pour combien de temps. Il suffit de regarder l'évolution des jugements de goût dans l'histoire culturelle. 

Est-ce que le journalisme de cinéma "attirent" assez de gens dans les salles? Est-ce qu'une critique "rapporte" suffisemment au producteur du film? Est-ce que un film à succès donne du "pouvoir" au critique qui dit du bien? Est-ce que le consommateur de base fait une confiance aveugle aux intellectuels qui dissèquent son spectacle? 
Franchement, on s'en fout! Ce sont des considérations purement mercantiles et narcissiques qui n'offrent que des satisfactions matérielles et éphémères. Ce n'est pas ça qui compte pour juger de la probité et la nécessité de l'exercice de la critique. 

Bien sûr que c'est mieux si un bon film rencontre le plus large public, si il gagne le plus d'argent possible pour pouvoir continuer à produire d'aussi bon films dans le futur. Mais ça ne devrait pas être le soucis principal du critique, malgré cette compromission de la discipline qui s'étale dans la presse. Les journalistes de cinéma se rêvent bonne fée toute puissante qui fait et défait les carrières selon ses goûts... et ils oublient d'être CRITIQUES.
A une critique efficace qui fait plaisir à une majorité de spectateurs, je préfère une critique honnête que personne n'écoute. Si les films ont besoin de mensonges complaisant pour faire des entrées, qu'ils aillent en chercher ailleurs. 
Un bon film n'a besoin que de visibilité. Visibilité sur les écrans, évidemment. Visibilité dans les médias pour alerter le public. Et après, si le public n'est pas au rendez-vous, c'est le problème de distributeur, ou celui de la paresse des spectateurs. Contrairement à ce que croient les producteurs, on ne peut pas forcer les gens à payer pour un truc qu'ils n'ont pas envie de voir (que les raisons soient bonnes ou mauvaises). 


Cette article commence en parlant de la position déontologique exemplaire :
"Dans le milieu du Journalisme, on évoque souvent l'exemple des grands quotidiens américains, où lorsqu'un chroniqueur connaît personnellement l'auteur d'un livre, par exemple, II demande à un collègue d'écrire à sa place. Il s'agit d'un principe idéal, et l'on peut douter qu'il soit systématiquement appliqué."
et se débrouille pour discréditer le fondement étique de cette règle pour réinstituer son antithèse :
"Il n'en va pas de même dans la critique. Celle-ci a une longue histoire de « copinages »"
Et c'est bien pour cette raison que la critique cinéma ne bénéficie pas de l'aura et la crédibilité de la critique littéraire ou du grand reportage! 
Oublions l'existence des pages glacées de la presse de cinéma glamour. Nous nous en tiendrons aux publications sérieuses de la presse spécialisée, et des grand quotidiens qui ont une certaine réputation dans les milieux cinéphiles. Comment voulez-vous qu'une presse cinéma aie la moindre crédibilité quand il est possible de lire, chaque semaine, un avis et son exact contraire, affirmé avec la plus solennelle autorité? Comment est-ce qu'un film peut être un chef d'œuvre et une merde, selon la publication que l'on consulte? Non, la presse de cinéma n'a aucune crédibilité dans le domaine de la critique d'art. 
La belle histoire de la critique cinématographique n'est pas celle des journaux dans lesquels on a pu la lire... C'est l'accumulation de beaux articles, écrits par de grands critiques, des penseurs du cinéma. Mais ce n'est pas "l'histoire des copinages" qui en garantie l'intégrité. Même dans le cas des Jeunes Turcs! Ils ont eu la chance, si l'on peut dire, d'être perspicaces et talentueux. Donc on leur pardonne les quelques erreurs de complaisance (qui pour la plupart ne mentaient pas). Leur complaisance a eu le bon goût de choisir de très grands cinéastes, qui ne déméritent pas aujourd'hui. Donc on ne peut pas leur en vouloir a posteriori. Mais il serait bien malhonnète de prétendre que n'importe qui peut afficher une complaisance sans vergogne, pour faire comme Truffaut, Godard, Rivette ou Rohmer... Quelle naïveté! Si vous tenez à imiter ces modèles, imitez leur justesse et non leur complaisance!

Le "socle prestigieux" de la Politique des Auteurs n'était point la complaisance érigée en règle, mais l'intuition de s'accoquiner avec des maîtres historiques du cinéma comme Hitchcock, Hawks, Ford ou Renoir... sans parler de la bande de la Nouvelle Vague. Ils avaient raison de s'admirer l'un l'autre, puisqu'ils ont produit parmis les films les meilleurs de l'époque. La complaisance devient problèmatique lorsque le critique met son jugement critique en berne, et encense de mauvais films à des fins de profits personnels. S'accoquiner avec de mauvais réalisateurs et leur donner une bonne note par charité ne fait pas de la complaisance une vertu.

"Le rapport entre économie du cinéma et critique est, pour ainsi dire, structurel. Et seulement en deuxième instance, idéologique."
Apparement le monde du cinéma est tout petit... On retrouve les mêmes personnes du côté de la production et de la critique, auteur de films ou journaliste de cinéma, producteur ou membre de la commission d'avance sur recette. Le problème c'est la mobilité des emplois et l'interdisciplinarité des CV. On le constate dans tous les secteurs. On ne conserve plus un seul job à vie, et les frontières entre formations se recoupent. Cela ne devient problématique que lors du cumul éventuel de casquettes. 
Il est tout à fait concevable qu'une personne débute sa carrière dans la critique, puis quitte le journalisme pour se mettre à faire des films, puis utilise son savoir faire pour produire les films des autres et enfin que son expérience dans le métier soit reconnue pour présider une commission. Sans être aussi linéaire que cela, il suffit d'éviter les cas de conflits d'intéret en se désistant si le lundi on est juge et mardi parti. 
Est-ce qu'un critique est capable de se sentir suffisemment responsable pour refuser un cachet si la pige ou la mission compromet l'intégrité de sa tâche? Un critique devrait être plus à même qu'aucun autre de déceler ces paradoxes, et faire montre de la force d'esprit pour résister à la tentation du gain à portée de main.

Evidemment, sans étique la vie serait tellement plus facile! Mais si c'est la vie facile qui vous intéresse, il faut choisir une autre voie que celle de garant des valeurs critiques. Il y a plein d'autres métiers où le conflit d'intérêt est la pierre d'angle de la réussite : publiciste, tradeur, assureur, banquier, avocat, politicien...

"L'autonomie que le mot - Indépendance » suggère ne devrait pas s'entendre dans le sens d'un isolement. L'Indépendance se réalise dans le monde objectif, constitué de rapports effectifs."
En somme, les rédacteurs d'Independencia voudraient nous faire avaler que quand il s'agit d'eux, le conflit d'intérêt c'est positif; que pour ménager cette poche "d'indépendence" dans la presse cinématographique, ce n'est pas grave si ils ne sont pas si indépendent que ça. "Independencia" c'est pour le marketing... ça les oblige pas à être intègre quand même! mdr

"Independencia a soutenu certains films de la « marge ». Deux exemples. Commissariat d'Ilan Klipper et Virgil Vernier, et De son appartement de Jean-Claude Rousseau. Deux débats étaient prévus, en notre présence, un à Tremblay, l'autre dans une salle du Quartier Latin. Faute d'entrées, les deux séances ont été déprogrammées à une semaine du rendez-vous. Il s'agit pourtant de films sélectionnés dans des festivals importants partout dans le monde, où ils ont reçu des prix. Il y a peut-être un manque de communication. Ou bien les festivals aussi ont perdu du crédit auprès du public."
Ou bien, troisième hypothèse, Independencia a mal fait son boulot.
Je ne vois pas l'intérêt de ces anecdotes qui renforcent plus l'idée que le rôle double du groupe producteur-editeur "Independencia" est contraire aux principes de "l'autonomie économique et rédactionnelle". Soit. Dans ce cas précis, en aparte, il semblerait que la main tendue d'Independencia fut pensée par ces critiques comme un échec programmé. Pour aider le bouche-à-oreille autour d'un petit film (qui sera vraissemblablement sorti dans un nombre limité de salles) il faut appâter le public en amont! Au plus tard, le jour même de la sortie... Croire qu'une "rencontre" deux semaines après la sortie soit d'une aide quelconque (quand la relance à l'affiche est décidée par les distributeurs à la suite des deux premières séances du mercredi matin!) relève d'une candeur totalement irresponsable! Il faut plus qu'un prix au FID de Marseille pour se payer la certitude de rester plus de deux semaines à l'affiche! Même à Paris. Pour des gars qui sont à la fois critiques et producteurs et distributeurs, je trouve ce genre d'attitude à la limite de l'inconscience...

"faire cohabiter indépendance et interdépendance."
C'est ici qu'ils veulent en venir avec ce joli laïus sur la déontologie!

"Independencia a entamé son existence en pratiquant une critique agressive et moraliste. Les lignes fondamentales de cette politique exprimaient dans notre premier éditorial et dans plusieurs textes plus ou moins polémiques vis à vis du cinéma d'auteur (Mia Hansen-Love, Olivier Assayas, Abbas Kiarostami...), des revues qui ont hérité et perpétuent la tradition des anciens Cahiers (Les Inrockuptibles, Libération et les Cahiers du cinéma), des festivals grands et petits (Cannes, Rome, vienne, Brive, La Roche-sur-Yon), et de certains cas particuliers voire, anecdotiques, de copinage. Reprenant une expression tirée de I'histoire, on pourrait appeler cette politique : 'critique de guerre' "
Effectivement, donner un 10/10 à Godard et un 0/10 à Kiarostami à Cannes 2010 fait preuve d'une grande maturité critique! On se croirait à l'Ecole des Fans... Ce n'est ni la guerre ni la morale, c'est un agitprop sensationaliste et prosélyte. Il ne suffit pas de taper sur les grands noms à tord et à travers pour se faire une réputation de rebel. La subjectivité et la complaisance des Cahiers jaunes, ça vous l'avez intégré... mais le talent reste à inventer!

Le temps est venu de passer à autre chose. Une 'intervention' récente (la numéro 10) annonce la volonté de fabriquer, dans un esprit d'artisanat, des objets divers. Dans un premier temps, l'édition papier et électronique de livres - ce qui constitue une extension naturelle et somme toute classique du travail d'une revue. Dans un second, la production et la distribution de films réalisés par des cinéastes que nous avons envie d'aider au-delà de l'écrit - ce qui est en revanche moins orthodoxe pour une revue. Moins orthodoxe, certes, mais répondant à une traduction actuelle de l'idée, certes ancienne, du critique passeur de films. Dans la pratique, cet engagement supplémentaire, ce militantisme de la critique occupant le domaine propre à la fabrication du cinéma comporte en revanche tout un tas de courts-circuits qui sont loin d'être innocents. L'urgence, lorsqu'on s'apprête à étendre le cercle de nos activités, est de définir clairement des bases éthiques. D'où la nécessité de proposer clairement une Nouvelle politique critique. Il s'agit de trouver un principe qui convienne à la réalité de toutes les activités entreprises, et qui puisse jouer un rôle régulateur dans l'interdépendance qui règne d'ores et déjà dans le monde du cinéma."
S'auto-publier est déjà un cercle vicieux où l'impératif de convaincre un éditeur de la valeur d'un texte disparaît complètement lorsqu'on publie pour écrire, au lieu d'écrire pour être publié. Mais passons, la connivence écriture-publication est une prérogative de la revue autonome.
La promiscuité critique-production est beaucoup plus vicieuse! Il ne s'agit pas de pervertir l'éthique afin que cette pratique devienne vertueuse... Ce conflit d'intérêt-là EST exactement le contraire absolu de la probité critique! Emmanuel Burdeau rêvait déjà en 2008 devenir juge et parti en toute impunité. Les éditions Capricci font la même chose, en publiant des livres exégètes dithyrambiques, et désormais une revue annuelle, sur les films qu'ils distribuent eux-même! C'est du marketing, de l'autopromotion, non sans intérêt, mais ça n'est pas un regard critique. 
Quant à la marchandisation de la revue, comme une vulgaire franchise Disney, on s'en tappe! Ca n'est pas un conflit d'intérêt pour la mission critique, c'est juste ridicule pour un groupuscule qui essaie de faire croire à une certaine "indépendence", "autonomie", et par dessus tout, une idéologie "marxiste" d'opérette pour BoBo. Alors c'est plus la peine de surfer sur des slogans révolutionnaire, anti-establishment, et d'indépendence.

Si vous souhaitez instituer un manifeste amoral, soit, mais ne prétendez pas que c'est une pratique "éthique".
Independencia n'aura pas duré 2 ans. La capitulation au capitalisme a déjà gagné!


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