31 août 2010

Décadence 1929 (Soupault)

Premier article (5 octobre 1929, n° 608, pp. 1328-1139) de la chronique « Le Cinéma » donnée par Philippe Soupault à l'hebdomadaire l'Europe Nouvelle, de 1929 à 1934. Considérations d'ordre général autour du film Un Chien Andalou (1928/Buñuel/Dali/France).


LES PARADOXES DU CINEMA
Philippe Soupault
5 octobre 1929
Personne ne s'étonnera, je crois, de l'affirmation que je veux placer en tête de cette chronique : le cinéma est en complète décadence. Et cependant nous ne devons pas désespérer. Il me semble que depuis le premier film, l'Arroseur arrosé, les "cinéastes" n'ont fait pour ainsi dire aucune découverte digne de ce nom. Il ne me paraît pas injuste de déclarer que personne encore n'a vraiment compris le cinéma. Demandons à ceux qui ont pour profession de "mettre en scène", ils répondront par des phrases creuses et des mots ronflants. Les critiques eux-mêmes, penchés sur l'actualité, n'ont guère le temps ni le goût de regarder en avant et en arrière. Bref, la culture cinématographique n'existe pas. A-t-on songé un instant à faire un film très simple qui aurait pour but de mettre en valeur toutes les ressources actuellement connues du cinéma ? On agît au hasard et pour excuser cette paresse, on affirme que le public "aime" ou "déteste" telle ou telle méthode. Le public ? Quel est le public du cinéma ? On peut répondre aujourd'hui que c'est tout le monde. Il ne s'agit donc pas de se plier aux désirs d'une élite, mais de dominer une foule, de lui imposer son goût. Toutes ces considérations bien banales ne sont que des précautions oratoires qui me permettent d'avertir le lecteur que ces chroniques ne seront jamais des résumés de films seulement. Chaque fois que je verrai un film qui me semblera contenir un peu de nouveauté, une minuscule étincelle, je n'hésiterai pas à l'annoncer avec le plus grand plaisir. C'est pour ces raisons sans doute que je parlerai souvent des films documentaires. Observons le public d'une salle de cinéma lorsqu'on projette un film dit documentaire, le plus banal, la visite faite cent fois d'une usine. Les spectateurs ne s'amusent peut-être pas comme des fous, mais ils ne manifestent aucun mécontentement. Ils sont venus dans ce cinéma pour voir. Ils voient et sont satisfaits. Imaginons un instant l'attitude des spectateurs d'un théâtre à qui l'on présenterait de la façon la plus aride la vie d'une usine ou tout autre sujet de ce genre, plus théâtral, si l'on veut. Ils se révolteraient. L'important au cinéma est de voir. J'insiste. Il importe de voir et de voir mieux, plus nettement et plus profondément que "dans la vie".
Or, la plupart du temps, on ne nous montre rien et nous ne voyons rien. Je dois cependant citer une exception : un jeune metteur en scène catalan. Buñuel, s'est efforcé de nous montrer quelque chose dans son film. Un Chien andalou, que l'on projette actuellement au Studio 28. L'émotion que provoquent certaines scènes de ce film (celle, par exemple, du rasoir et de l'œil) est purement cinématographique. La meilleure preuve en est qu'il est impossible de raconter cette scène. It faut la voir.
Dans toute celle bande (très courte d'ailleurs puisqu'elle n'a que 450 mètres [16 minutes]), nous constatons que chaque fois que Louis Buñuel essaie de dépasser le domaine de la vision pure, il obtient des effets, mais qui sont soit littéraires, soit théâtraux.
Il faudrait peut-être souligner avec plus de force l'importance de ce film qui parait trop court, mais on risquerait en agissant de la sorte de déformer l'intention de Buñuel qui a voulu s'évader de la routine inconsciente (par là-même extrêmement dangereuse) du cinéma.
Si paradoxale que puisse paraître une observation de ce genre, il faut bien vite reconnaître que le cinéma est un "art" qui a vieilli rapidement. Aucune activité intellectuelle n'est accablée d'autant de béquilles et d'appareils orthopédiques.
* La salle de cinéma Studio 28 fût ouverte à Paris en 1928 par Jean-Placide Mauclaire et est toujours en activité à ce jour, au 10, rue Tholozé, 18e arrondissement, au pied de la butte Montmartre.

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