Cours de cinéma de Charles Tesson : "Voyage à Tokyo" de Yasujiro Ozu
10 Dec 2010 (forumdesimages) 1h17'
"La critique est requise de servir quatre maîtres différents, qui tous veulent lui imposer ses règles. Alors que sa raison d’être est ailleurs. [..]
- les marchands (publicité du pauvre)
- les organisateurs de loisir (service, guide du consommateur)
- les journalistes (symptôme de l'inconscient sociétal)
- les professeurs (cours d'histoire du cinéma)
[..] Ces quatre utilisations fort différentes de la critique ont en commun d’ignorer la particularité de ce dont on parle : un film. Un film est bien sûr aussi ce à quoi les réduisent ces différents maîtres, il est un produit qui cherche à se vendre, un service de loisir susceptible d’être évalué, un document qui évoque des aspects de la réalité, un objet d’étude universitaire. Mais il est encore autre chose, et c’est justement à cet «autre chose» que répond l’activité critique. [..]
La caractéristique d’une œuvre d’art est d’être un objet ouvert (selon l’expression d’Umberto Eco), un objet dont on peut décrire les composants mais dont le résultat excède, et excèdera toujours ce qu’on peut en analyser et en expliquer. [..]"
"Est-ce à dire que tout film est une œuvre d’art? Bien sûr que non. Mais tout film, quelles que soient ses conditions de production, en contient la promesse, tenue ou non. Dans les faits, un nombre relativement restreint de films sont de véritables œuvres d’art, la plupart cherchent au contraire des objectifs utilitaires, mécaniques, qui asservissent leurs spectateurs à des stratégies qui peuvent être sophistiquées mais qui à la fin visent au contrôle des émotions, des pensées et des comportements. [..]"Tout à fait.
"Mais ce travail peut être aussi de repérer comment, malgré une visée purement utilitaire et instrumentale, une dimension artistique apparaît dans un film qui ne le cherchait pas : une des grandes beautés du cinéma est d’être capable d’art même quand ceux qui le font n’en ont pas le projet, se contentant pour leur part des autres dimensions du cinéma, le commerce, la distraction et le document."
"En revanche, et ça c’est effectivement nouveau, il y a sur Internet des gens qui, à titre bénévole et non institutionnel, sans appartenir à un média établi, font un véritable travail critique. Ce travail requiert un effort d’écriture et de pensée, et c’est une excellente chose que l’accès à l’activité critique ait ainsi pu se démocratiser – à condition de ne pas tout confondre cette activité là avec l’immense masse de paroles spontanées."
Alain Badiou : [..] la Nouvelle Vague a fonctionné comme si elle était une Avant Garde. Ce que, après coup, on voit bien qu'elle n'était pas, d'une certaine manière, parce qu'elle avait repris beaucoup des traits de ce qu'elle critiquait, comme on le fait toujours, mais sur le moment-même on ne s'en aperçoit pas.Lire aussi :
Michel Ciment : Le héros de notre temps, pour vous, c'est Godard. [..] D'ailleurs Godard vous a invité dans son dernier film - Film Socialisme. Avec Godard, il faut toujours se méfier des hommages parce que vous faites un cours sur Husserl et la géométrie, mais la salle est vide. Vous avez moins d'auditeurs que vous en aurez avec cette émission de Projection Privée. Vous avez quelques centaines de milliers d'auditeurs, que Godard vous réserve des fauteuils vides. Chez Godard les coups de chapeau ne sont jamais sans quelques perfidies... [..]
Alain Badiou : Oui, je pense que Godard est une sorte de compagnon lointain. Je l'appellerais comme ça. Les séquences successives de son existence artistique coïncident de très près avec ma propre existence. Cinéphilie enragée, avec une volonté de rupture avec un certain régime du cinéma français. Avant-gardisme politique, avec tentative d'une nouvelle synthèse dans les années 80. Méditation sur l'histoire du cinéma. Tout ça je comprends. Je suis bord à bord avec ça. Ça veut pas dire que je suis toujours d'accord avec lui. Par exemple je n'entérine pas la thèse de "la mort du cinéma". Peut-être même que je ne pense pas comme lui que la clé de tout est une certaine "ontologie de l'image". Mais... "compagnon". "Lointain" parce qu'effectivement, Godard c'est pas toujours de premier choix, c'est souvent un peu entortillé. Y'a quelque chose d'une sourde confusion godardienne, qu'on reconnait d'ailleurs, et un empilement des strates de signification, mais qui d'une certaine façon se donnent un peu comme énigmatiques. Et donc je n'en fait pas un éloge... Je ne dirais même pas que c'est le cinéaste que je préfère par exemple. Après tout, pour mettre les pieds dans le plat de mon néo-classicisme indécrottable, en un certain sens, j'ai plus de plaisir à voir les films de Clint Eastwood que les films de Godard. Mais il est mon contemporain. Je comprends, y compris ce que je n'aime pas chez lui. J'en comprends l'origine, la nature et la problématique. Et c'est en ce sens qu'il est comme un film rouge quand même dans mes rapports avec le cinéma. Je le recroise, je le retrouve un peu à tout moment dans ces différentes figures.
S'agissant du film, je vais quand même raconter l'histoire. Parce que Godard avait décidé dès avant qu'il n'y aurait personne à cette conférence. Je l'ai vu 4 ou 5 fois avant le film. Nous avons eu de longues discussions... Enfin, "discussion" est très exagéré, parce qu'on ne discute pas avec Godard, on l'écoute parler et on fait quelques ponctuations. Et je sentais qu'il y avait quelque chose qu'il ne me disait pas. Il m'avait expliqué qu'il y aurait une séquence de travail, une séquence de petit déjeuner et la conférence. Et je me doutais bien que ça serait des ponctuations. Je ne prétendais pas, d'aucune façon, d'être la vedette de ce film de Godard. Mais il y avait quelque chose qu'il ne me disait pas. Alors il me dit "Badiou, voilà, dans la scène de la conférence, je souhaite qu'il n'y aie personne." Alors je dis : "Où est le problème? C'est un film." Alors il m'a dit : "Je ne voudrais pas que ça donne l'impression d'insinuer que lorsque vous parlez il n'y a personne." Je dit : "Mais je sais pertinemment que lorsque je parle il y a des gens... nous sommes dans un film." J'étais tout à fait prévenu de cette chose-là. Donc on voit très bien quand on voit le film que je suis une image solitaire. Il y a la croisière, il y a le bateau, il y a l'univers, dans un certain sens, aliéné, du bateau. Moi je suis là, mais entièrement sans rapport avec qui que ce soit. Les images qu'il a prélevées de moi sont des images de solitude absolue. Je suis donc comme une espèce d'énigme dans cette croisière, dont le sens échappe totalement puisque je fais une conférence mais il n'y a personne. Autrement je suis dans ma cabine, je travaille. J'incarne un des sujets du film c'est, eu égard au carnaval du monde : qu'est-ce que c'est qu'un retrait. C'est un des thèmes important du film. Ce retrait, j'en suis une des images possible.
Je voudrais simplement terminer à propos de Godard, en disant que c'est une histoire héroïque que celle de Godard. C'est une histoire qui mélange de façon tout à fait étrange un goût très calculé de la présence, de l'intervention. Et en même temps, une espèce de sauvagerie susceptible du retrait et de l'absence. Ce mélange a donné cette figure à la fois omniprésente et absente qu'est celle de Godard, que je trouve philosophiquement héroïque, comme ça.
Une Amérique mineure : on a lâché le terme face à la sélection US du festival de Cannes [2007] - Zodiac, de Fincher, Boulevard de la mort, de Tarantino, No Country for Old Men, des frères Coen, Paranoid Park, de Gus Van Sant. C’était du bricolage de Croisette (cf. Cahiers n° 624). On s’est depuis demandé si ça tenait la route, cette migration du concept que Gilles Deleuze et Félix Guattari formalisèrent dans leur Kafka, pour une littérature mineure (Minuit, 1975). Pas mieux pour le moment. Ça reste du bricolage, mais ça colle, ça se ramifie avec d’autres films américains récents, de Cronenberg à Shyamalan, de Friedkin à Scorsese. [..] Pour part, cela recoupe la vieille question du maniérisme, sur laquelle reviennent régulièrement les Cahiers : est-ce qu’on en est sorti ou est-ce qu’il a juste changé de forme ? [..]
Nullement une « langue mineure », mais celle « qu’une minorité fait dans une langue majeure » (et pourquoi pas les codes hollywoodiens - est-ce si loin de la définition classique de l’auteur ?). [..]
Particularisation et atterrissage de l’Amérique-cinéma : le mouvement des minor movies éclairent du coup une question connexe, celle du maniérisme. Pétris de références, ces films ne cessent pourtant de les ramener à une échelle locale, quand le maniérisme des années 1980-1990 avait précisément tendance à les déployer, ne localisait pas mais globalisait, du cinéma à l’Amérique, de l’Amérique au monde, du monde au cosmos. [..] Le cinéma mineur croit plutôt à la compression et aux branchements microscopiques.
Nous rencontrons aujourd’hui des cinéastes plus jeunes, nés au milieu des années 70, qui ont grandi dans les années 80 (une mythologie souvent présente dans leurs films), et qui ont tendance à se débarrasser des repères des années 60. [..] L’idée n’est pas de faire un recensement de tous ceux qui feront le cinéma français, mais d’interroger ceux qui prennent le plus de liberté avec la tradition. Ceux qui se jettent à l’eau franchement sans avoir peur de déplaire ou de mal faire. [..] La question de la diversité du cinéma français est souvent posée de manière trop étroite : comme si au cinéma d’auteur traditionnel ne pouvait s’opposer qu’un cinéma de « genre » (policier, teen movie, fantastique), ce qui nous vaut des pastiches vains des grands Américains [..] Cette détermination est peut-être le propre d’une génération moins embarrassée par le modèle des grands anciens. [..] Qu’est-ce qui fait qu’en certains endroits, comme en Roumanie dans les années 2000, une génération soudain s’affirme et littéralement prend le pouvoir ? Ce désir de mettre en lumière ces tentatives, de les « pousser », vient aussi d’un constat alarmant : ces derniers temps, les films les plus libres, les plus nouveaux, ont été réalisés par des cinéastes plus tout jeunes (Coppola, Oliveira, Eastwood ; en France : Resnais, Godard, Varda). Bien sûr les vieux maîtres ont toujours brillé par leur liberté d’esprit, à toutes les époques. Mais aujourd’hui, à part le phare Apichatpong Weerasethakul, il y a peu d’exemples de cinéastes réalisant des chefs d’oeuvre à moins de quarante ans. Beaucoup d’oasis glorieux semblent taris : le Japon, la Corée, même Hollywood, qui tourne toujours sur les mêmes noms. Il faut donc être attentif aux frémissements, ici ou ailleurs, pour que des jeunes cinéastes un peu fous aient leur chance de changer la donne.
Tantôt le cinéaste du tiers-monde se trouve devant un public souvent analphabète, abreuvé de series américaines, égyptiennes ou indiennes, films de karaté, et c'est par là qu'il faut passer, c'est cette matière qu'il faut travailler, pour en extraire les éléments d'un peuple qui manque encore (Lino Brocka). Tantôt le cinéaste de minorité se trouve dans l'impasse décrite par Kafka : impossibilité de ne pas "écrire", impossibilité d'écrire dans la langue dominante, impossibilité d'écrire autrement [..] Il faut que l'art, particulièrement l'art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s'adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l'invention d'un peuple. Au moment où le maître, le colonisateur proclament " il n'y a jamais eu de peuple ici ", le peuple qui manque est un devenir, il s'invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer.