Cours de cinéma de Charles Tesson : "Voyage à Tokyo" de Yasujiro Ozu
10 Dec 2010 (forumdesimages) 1h17'
"La critique est requise de servir quatre maîtres différents, qui tous veulent lui imposer ses règles. Alors que sa raison d’être est ailleurs. [..]
- les marchands (publicité du pauvre)
- les organisateurs de loisir (service, guide du consommateur)
- les journalistes (symptôme de l'inconscient sociétal)
- les professeurs (cours d'histoire du cinéma)
[..] Ces quatre utilisations fort différentes de la critique ont en commun d’ignorer la particularité de ce dont on parle : un film. Un film est bien sûr aussi ce à quoi les réduisent ces différents maîtres, il est un produit qui cherche à se vendre, un service de loisir susceptible d’être évalué, un document qui évoque des aspects de la réalité, un objet d’étude universitaire. Mais il est encore autre chose, et c’est justement à cet «autre chose» que répond l’activité critique. [..]
La caractéristique d’une œuvre d’art est d’être un objet ouvert (selon l’expression d’Umberto Eco), un objet dont on peut décrire les composants mais dont le résultat excède, et excèdera toujours ce qu’on peut en analyser et en expliquer. [..]"
"Est-ce à dire que tout film est une œuvre d’art? Bien sûr que non. Mais tout film, quelles que soient ses conditions de production, en contient la promesse, tenue ou non. Dans les faits, un nombre relativement restreint de films sont de véritables œuvres d’art, la plupart cherchent au contraire des objectifs utilitaires, mécaniques, qui asservissent leurs spectateurs à des stratégies qui peuvent être sophistiquées mais qui à la fin visent au contrôle des émotions, des pensées et des comportements. [..]"Tout à fait.
"Mais ce travail peut être aussi de repérer comment, malgré une visée purement utilitaire et instrumentale, une dimension artistique apparaît dans un film qui ne le cherchait pas : une des grandes beautés du cinéma est d’être capable d’art même quand ceux qui le font n’en ont pas le projet, se contentant pour leur part des autres dimensions du cinéma, le commerce, la distraction et le document."
"En revanche, et ça c’est effectivement nouveau, il y a sur Internet des gens qui, à titre bénévole et non institutionnel, sans appartenir à un média établi, font un véritable travail critique. Ce travail requiert un effort d’écriture et de pensée, et c’est une excellente chose que l’accès à l’activité critique ait ainsi pu se démocratiser – à condition de ne pas tout confondre cette activité là avec l’immense masse de paroles spontanées."
Alain Badiou : [..] la Nouvelle Vague a fonctionné comme si elle était une Avant Garde. Ce que, après coup, on voit bien qu'elle n'était pas, d'une certaine manière, parce qu'elle avait repris beaucoup des traits de ce qu'elle critiquait, comme on le fait toujours, mais sur le moment-même on ne s'en aperçoit pas.Lire aussi :
Michel Ciment : Le héros de notre temps, pour vous, c'est Godard. [..] D'ailleurs Godard vous a invité dans son dernier film - Film Socialisme. Avec Godard, il faut toujours se méfier des hommages parce que vous faites un cours sur Husserl et la géométrie, mais la salle est vide. Vous avez moins d'auditeurs que vous en aurez avec cette émission de Projection Privée. Vous avez quelques centaines de milliers d'auditeurs, que Godard vous réserve des fauteuils vides. Chez Godard les coups de chapeau ne sont jamais sans quelques perfidies... [..]
Alain Badiou : Oui, je pense que Godard est une sorte de compagnon lointain. Je l'appellerais comme ça. Les séquences successives de son existence artistique coïncident de très près avec ma propre existence. Cinéphilie enragée, avec une volonté de rupture avec un certain régime du cinéma français. Avant-gardisme politique, avec tentative d'une nouvelle synthèse dans les années 80. Méditation sur l'histoire du cinéma. Tout ça je comprends. Je suis bord à bord avec ça. Ça veut pas dire que je suis toujours d'accord avec lui. Par exemple je n'entérine pas la thèse de "la mort du cinéma". Peut-être même que je ne pense pas comme lui que la clé de tout est une certaine "ontologie de l'image". Mais... "compagnon". "Lointain" parce qu'effectivement, Godard c'est pas toujours de premier choix, c'est souvent un peu entortillé. Y'a quelque chose d'une sourde confusion godardienne, qu'on reconnait d'ailleurs, et un empilement des strates de signification, mais qui d'une certaine façon se donnent un peu comme énigmatiques. Et donc je n'en fait pas un éloge... Je ne dirais même pas que c'est le cinéaste que je préfère par exemple. Après tout, pour mettre les pieds dans le plat de mon néo-classicisme indécrottable, en un certain sens, j'ai plus de plaisir à voir les films de Clint Eastwood que les films de Godard. Mais il est mon contemporain. Je comprends, y compris ce que je n'aime pas chez lui. J'en comprends l'origine, la nature et la problématique. Et c'est en ce sens qu'il est comme un film rouge quand même dans mes rapports avec le cinéma. Je le recroise, je le retrouve un peu à tout moment dans ces différentes figures.
S'agissant du film, je vais quand même raconter l'histoire. Parce que Godard avait décidé dès avant qu'il n'y aurait personne à cette conférence. Je l'ai vu 4 ou 5 fois avant le film. Nous avons eu de longues discussions... Enfin, "discussion" est très exagéré, parce qu'on ne discute pas avec Godard, on l'écoute parler et on fait quelques ponctuations. Et je sentais qu'il y avait quelque chose qu'il ne me disait pas. Il m'avait expliqué qu'il y aurait une séquence de travail, une séquence de petit déjeuner et la conférence. Et je me doutais bien que ça serait des ponctuations. Je ne prétendais pas, d'aucune façon, d'être la vedette de ce film de Godard. Mais il y avait quelque chose qu'il ne me disait pas. Alors il me dit "Badiou, voilà, dans la scène de la conférence, je souhaite qu'il n'y aie personne." Alors je dis : "Où est le problème? C'est un film." Alors il m'a dit : "Je ne voudrais pas que ça donne l'impression d'insinuer que lorsque vous parlez il n'y a personne." Je dit : "Mais je sais pertinemment que lorsque je parle il y a des gens... nous sommes dans un film." J'étais tout à fait prévenu de cette chose-là. Donc on voit très bien quand on voit le film que je suis une image solitaire. Il y a la croisière, il y a le bateau, il y a l'univers, dans un certain sens, aliéné, du bateau. Moi je suis là, mais entièrement sans rapport avec qui que ce soit. Les images qu'il a prélevées de moi sont des images de solitude absolue. Je suis donc comme une espèce d'énigme dans cette croisière, dont le sens échappe totalement puisque je fais une conférence mais il n'y a personne. Autrement je suis dans ma cabine, je travaille. J'incarne un des sujets du film c'est, eu égard au carnaval du monde : qu'est-ce que c'est qu'un retrait. C'est un des thèmes important du film. Ce retrait, j'en suis une des images possible.
Je voudrais simplement terminer à propos de Godard, en disant que c'est une histoire héroïque que celle de Godard. C'est une histoire qui mélange de façon tout à fait étrange un goût très calculé de la présence, de l'intervention. Et en même temps, une espèce de sauvagerie susceptible du retrait et de l'absence. Ce mélange a donné cette figure à la fois omniprésente et absente qu'est celle de Godard, que je trouve philosophiquement héroïque, comme ça.
Une Amérique mineure : on a lâché le terme face à la sélection US du festival de Cannes [2007] - Zodiac, de Fincher, Boulevard de la mort, de Tarantino, No Country for Old Men, des frères Coen, Paranoid Park, de Gus Van Sant. C’était du bricolage de Croisette (cf. Cahiers n° 624). On s’est depuis demandé si ça tenait la route, cette migration du concept que Gilles Deleuze et Félix Guattari formalisèrent dans leur Kafka, pour une littérature mineure (Minuit, 1975). Pas mieux pour le moment. Ça reste du bricolage, mais ça colle, ça se ramifie avec d’autres films américains récents, de Cronenberg à Shyamalan, de Friedkin à Scorsese. [..] Pour part, cela recoupe la vieille question du maniérisme, sur laquelle reviennent régulièrement les Cahiers : est-ce qu’on en est sorti ou est-ce qu’il a juste changé de forme ? [..]
Nullement une « langue mineure », mais celle « qu’une minorité fait dans une langue majeure » (et pourquoi pas les codes hollywoodiens - est-ce si loin de la définition classique de l’auteur ?). [..]
Particularisation et atterrissage de l’Amérique-cinéma : le mouvement des minor movies éclairent du coup une question connexe, celle du maniérisme. Pétris de références, ces films ne cessent pourtant de les ramener à une échelle locale, quand le maniérisme des années 1980-1990 avait précisément tendance à les déployer, ne localisait pas mais globalisait, du cinéma à l’Amérique, de l’Amérique au monde, du monde au cosmos. [..] Le cinéma mineur croit plutôt à la compression et aux branchements microscopiques.
Nous rencontrons aujourd’hui des cinéastes plus jeunes, nés au milieu des années 70, qui ont grandi dans les années 80 (une mythologie souvent présente dans leurs films), et qui ont tendance à se débarrasser des repères des années 60. [..] L’idée n’est pas de faire un recensement de tous ceux qui feront le cinéma français, mais d’interroger ceux qui prennent le plus de liberté avec la tradition. Ceux qui se jettent à l’eau franchement sans avoir peur de déplaire ou de mal faire. [..] La question de la diversité du cinéma français est souvent posée de manière trop étroite : comme si au cinéma d’auteur traditionnel ne pouvait s’opposer qu’un cinéma de « genre » (policier, teen movie, fantastique), ce qui nous vaut des pastiches vains des grands Américains [..] Cette détermination est peut-être le propre d’une génération moins embarrassée par le modèle des grands anciens. [..] Qu’est-ce qui fait qu’en certains endroits, comme en Roumanie dans les années 2000, une génération soudain s’affirme et littéralement prend le pouvoir ? Ce désir de mettre en lumière ces tentatives, de les « pousser », vient aussi d’un constat alarmant : ces derniers temps, les films les plus libres, les plus nouveaux, ont été réalisés par des cinéastes plus tout jeunes (Coppola, Oliveira, Eastwood ; en France : Resnais, Godard, Varda). Bien sûr les vieux maîtres ont toujours brillé par leur liberté d’esprit, à toutes les époques. Mais aujourd’hui, à part le phare Apichatpong Weerasethakul, il y a peu d’exemples de cinéastes réalisant des chefs d’oeuvre à moins de quarante ans. Beaucoup d’oasis glorieux semblent taris : le Japon, la Corée, même Hollywood, qui tourne toujours sur les mêmes noms. Il faut donc être attentif aux frémissements, ici ou ailleurs, pour que des jeunes cinéastes un peu fous aient leur chance de changer la donne.
Tantôt le cinéaste du tiers-monde se trouve devant un public souvent analphabète, abreuvé de series américaines, égyptiennes ou indiennes, films de karaté, et c'est par là qu'il faut passer, c'est cette matière qu'il faut travailler, pour en extraire les éléments d'un peuple qui manque encore (Lino Brocka). Tantôt le cinéaste de minorité se trouve dans l'impasse décrite par Kafka : impossibilité de ne pas "écrire", impossibilité d'écrire dans la langue dominante, impossibilité d'écrire autrement [..] Il faut que l'art, particulièrement l'art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s'adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l'invention d'un peuple. Au moment où le maître, le colonisateur proclament " il n'y a jamais eu de peuple ici ", le peuple qui manque est un devenir, il s'invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer.
Traduction française tirée du blog de la Cinémathèque Française
Plaidoyer de Jafar Panahi devant ses juges
Ce témoignage m’a été transmis par un journaliste : c’est le plaidoyer prononcé par Jafar Panahi devant ses juges, il y a une dizaine de jours, alors qu’il passait en procès à Téhéran. D’une grande dignité et d’un courage inouï, ce texte mérite d’être porté à la connaissance de tous. Je vous invite non seulement à le lire, mais à le faire lire à tous ceux autour de vous épris de liberté et qui aiment le cinéma. Tout ce que dit Jafar Panahi, avec justesse et modération, tend à prouver que ce procès n’a absolument pas lieu d’être.
Serge Toubiana
« Votre honneur, Monsieur le Juge, permettez-moi de présenter mon plaidoyer en deux parties distinctes.
Première partie : Ce qu’on dit.
Ces derniers jours, j’ai revu plusieurs de mes films favoris de l’histoire du cinéma, malgré le fait qu’une grande partie de ma collection ait été confisquée durant le raid qui a eu lieu dans la nuit du 19 février 2009 à mon domicile. En fait, Monsieur Rassoulof et moi-même étions en train de tourner un film du genre social et artistique, quand les forces qui proclamaient faire partie du ministère de la Sécurité, sans présenter aucun mandat officiel, nous ont arrêtés ainsi que tous nos collaborateurs, et du même coup confisqué tous mes films, qu’ils ne m’ont jamais restitués par la suite. Par la suite, la seule allusion jamais faite à ces films était celle du Juge d’instruction du dossier : « Pourquoi cette collection de films obscènes ? »
J’aimerais préciser que j’ai appris mon métier de cinéaste en m’inspirant de ces mêmes films que le juge appelait « obscènes ». Et, croyez-moi, je n’arrive pas à comprendre comment un tel adjectif peut-il être attribué à des films pareils, comme je n’arrive pas à comprendre comment on peut appeler « délit criminel » l’activité pour laquelle on veut me juger aujourd’hui. On me juge, en fait, pour un film dont moins d’un tiers était tourné au moment de mon arrestation. Vous connaissez certainement l’expression qui dit : ne dire que la moitie de la phrase : « il n’y a point de Dieu que dieu le grand » est synonyme de blasphème. Alors, comment peut-on juger d’un film avant qu’il soit même fini ?
Je n’arrive à comprendre ni l’obscénité des films de l’Histoire du cinéma, ni mon chef d’accusation. Nous juger serait juger l’ensemble du cinéma engagé, social et humanitaire iranien ; le cinéma qui a la prétention de se placer au-delà du bien et du mal, le cinéma qui ne juge pas et qui ne se met pas au service du pouvoir et de l’argent, mais qui fait de son mieux afin de rendre une image réaliste de la société.
On m’accuse d’avoir voulu promouvoir l’esprit d’émeute et de révolte. Cependant, tout au long de ma carrière de cinéaste, j’ai toujours réclamé être un cinéaste social et non politique, avec des préoccupations sociales et non politiques. Je n’ai jamais voulu me placer en position de juge et de procureur ; je ne suis pas cinéaste pour juger mais pour faire voire ; je ne tiens pas à décider pour les autres ou leur prescrire quoi que ce soit. Permettez-moi de redire que ma prétention est de placer mon cinéma au-delà du Bien et du Mal. Ce genre d’engagement nous a souvent coûté, à mes collaborateurs et à moi-même. Nous avons été frappés par la censure, mais c’est une première que de condamner et d’emprisonner un cinéaste afin de l’empêcher de faire son film ; et il s’agit d’une première aussi que de rafler la maison dudit cinéaste et de menacer sa famille pendant son « séjour » en prison.
On m’accuse d’avoir participer aux manifestations. La présence des caméras était interdite durant ces démonstrations, mais on ne peut pas interdire aux cinéastes d’y participer. Ma responsabilité en tant que cinéaste est d’observer afin de pouvoir un jour en rendre compte.
On nous accuse d’avoir commencé le tournage sans avoir demandé l’autorisation du gouvernement. Dois-je vraiment préciser qu’il n’existe aucune loi promulguée par le parlement concernant ces autorisations. En fait, il n’existe que des circulaires interministérielles, qui changent au fur et à mesure que les vice-ministres changent.
On nous accuse d’avoir commencé le tournage sans avoir donné le scénario aux acteurs du film. Dans notre genre du cinéma, ou on travaille plutôt avec des acteurs non professionnels, c’est une manière de faire très courante pratiquée par presque tous mes collègues. Un chef d’accusation pareil me semble relevé plutôt du domaine de l’humour déplacé que du domaine juridique.
On m’accuse d’avoir signé des pétitions. J’ai en fait signé une pétition dans laquelle 37 de nos plus importants cinéastes déclaraient leur inquiétude quant à la situation du pays. Malheureusement, au lieu d’écouter ces artistes, on les accuse de traîtrise ; et pourtant, les signataires de cette pétition sont justement ceux qui ont toujours réagi en premier aux injustices dans le monde entier. Comment voulez-vous qu’ils restent indifférents à ce qui se passe dans leur propre pays ?
On m’accuse d’avoir organisé les manifestations autour du Festival de Montréal ; cette accusation n’est basée sur aucune logique puisque, en tant que directeur du jury, je n’étais à Montréal que depuis deux heures quand les manifestations ont commencé. Ne connaissant personne dans cette ville, comment aurais-je pu organiser un tel événement ? On ne tient pas à s’en souvenir peut-être, mais durant cette période, partout dans le monde où il se passait quelque chose, nos compatriotes se rassemblaient afin d’exprimer leurs demandes.
On m’accuse d’avoir participer aux interviews avec les médias de langue persane basés à l’étranger. Je sais qu’il n’existe aucune loi interdisant un tel acte.
Deuxième partie : Ce que je dis.
L’artiste incarne l’esprit d’observation et d’analyse d’une société à laquelle il appartient. Il observe, analyse et essaie de présenter le résultat sous la forme d’une œuvre d’art. Comment peut-on accuser et incriminer qui que se soit en raison de son esprit et de sa façon de voir les choses ? Rendre les artistes improductifs et stériles est synonyme de détruire toutes formes de pensée et de créativité. La perquisition effectuée chez moi et l’emprisonnement de mes collaborateurs et de moi-même, représentent le raid du pouvoir effectué contre tous les artistes du pays. Le message convié par cette série d’actions me paraît bien clair et bien triste : qui ne pense pas comme nous s’en repentira…
En fin de compte, j’aimerais aussi rappeler à la cour une autre ironie du sort me concernant : en fait, l’espace consacré à mes prix internationaux au musée du cinéma à Téhéran est plus grand que l’espace de ma cellule pénitentiaire.
Quoi qu’il en soit, moi Jafar Panahi, déclare solennellement que malgré les mauvais traitements que j’ai dernièrement reçus dans mon propre pays, je suis Iranien et que je veux vivre et travailler en Iran. J’aime mon pays et j’ai déjà payé le prix de cet amour. Toutefois, j’ai une autre déclaration à ajouter à la première : mes films étant mes preuves irréfutables, je déclare croire profondément au respect des droits d’autrui, à la différence, au respect mutuel et à la tolérance. La tolérance qui m’empêche de juger et de haïr. Je ne hais personne, même pas mes interrogateurs puisque je reconnais ma responsabilité envers les générations à venir.
L’Histoire avec un grand H est bien patiente ; les petites histoires passent devant elle sans se rendre compte de leur insignifiance. Pour ma part, je m’inquiète pour ces générations à venir. Notre pays est bien vulnérable et c’est seulement l’instauration de l’état de droit pour tous, sans aucune considération ethnique, religieuse ou politique, qui peut nous préserver du danger bien réel d’un futur proche chaotique et fatal. A mon avis, la Tolérance est la seule solution réaliste et honorable à ce danger imminent.
Mes respects, Monsieur le Juge,
Jafar Panahi, cinéaste iranien
Il est étonnant que les changements d’auteur soient si peu pratiqués par les critiques, alors qu’ils le sont régulièrement par les historiens lorsqu’ils se rendent compte d’une erreur d’attribution, et par les créateurs eux-mêmes lorsque, dans le souci d’améliorer leur image, ils prennent un pseudonyme ou falsifient des éléments de leur biographie.
Si ces changements méritent d’être généralisés, c’est qu’ils permettent de découvrir les œuvres sous un angle inhabituel. Attribuée à un nouvel auteur, l’œuvre demeure certes matériellement identique à elle-même, mais elle devient dans le même temps différente et prend des résonances inattendues qui enrichissent sa perception et stimulent la rêverie.
Fidèle aux leçons de Borges, qui suggérait de lire autrement Don Quichotte en l’attribuant par fiction à un écrivain du 20e siècle, je propose donc de multiplier ces changements d’auteur et de les faire jouer dans les champs esthétiques les plus divers, en supposant par exemple que Tolstoï est l’auteur d’Autant en emporte le vent, Schumann du Cri ou Hitchcock du Cuirassé Potemkine.
On mesure les conséquences positives que pourrait avoir l’extension de cette pratique dans l’enseignement, où, déjà familière aux élèves, elle permettrait de revisiter à moindre frais les grands classiques. Et dans la recherche scientifique, où, en conduisant à réfléchir sur le style de Balzac dans La Chartreuse de Parme ou sur les raisons pour lesquelles Nietzsche a écrit Les Frères Karamazov, elle contribuerait à ouvrir des voies nouvelles.
L"Etranger de Kafka, Le Cuirassé Potemkine d’Hitchcock… En changeant seulement le nom de l’auteur, l’œuvre devient autre. L’iconoclaste Pierre Bayard le démontre par a + b critique par Elisabeth Philippe (Les Inrockuptibles, 27 octobre 2010)
Cela donne des intitulés de chapitres aussi déconcertants que « L’Etranger de Franz Kafka », « Autant en emporte le vent de Léon Tolstoï » ou encore « L’Ethique de Sigmund Freud ». Tout le propos de cette démarche théorique décalée, qui évoque bien sûr la nouvelle « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de Borges, consiste à montrer que le nom de l’auteur, lesté de toutes les représentations et images qui s’y rattachent - car « tout nom d’auteur est un roman » –, biaise l’accès à un texte. L’« écran biographique » parasite la lecture, la fige dans une réception étriquée, dans la mesure où l’on projette sur l’œuvre ce qu’on sait ou croit savoir de son auteur. Conscients de cet écueil, certains écrivains se sont inventés des identités artificielles, et Pierre Bayard revient sur deux des exemples les plus célèbres : Romain Gary/Emile Ajar et Boris Vian/Vernon Sullivan.
Si on voulait jouer les pisse-froid, on pourrait rétorquer à Pierre Bayard que cette question du rapport œuvre/auteur a été réglée par Roland Barthes en 1968 lorsqu’il a proclamé « la mort de l’auteur ». Sauf que l’approche de Barthes, qui implique de ne considérer l’œuvre que pour elle-même, plus radicale que celle de Bayard, est aussi nettement moins ludique et peut-être, même, moins féconde.
Aussi gonflée et invraisemblable que paraisse la thèse de Pierre Bayard, elle s’avère extrêmement convaincante. Ainsi, par exemple, en inscrivant L’Etranger dans le corpus kafkaïen, Bayard met en relief la dimension de critique sociale et politique présente dans le roman « qui s’y trouvait certes, mais à bas bruit ». Changer le nom de l’auteur permet une nouvelle mise en perspective de l’œuvre, l’enrichit et en rénove la lecture en profondeur, si tant est que le lecteur, dont la créativité et l’imagination sont pleinement sollicitées, accepte de jouer le jeu. Il aurait tort de se priver de ce plaisir.
“Je ne pardonnerai jamais à Godard son antisémitisme. L’antisémitisme n’a porté bonheur à personne, ni au génial (et déjà godardien) Céline, ni au médiocre Autan-Lara. Je sais que maintenant vous ne pouvez que mépriser Godard sur le plan humain. “Sale Juif” est la seule insulte que je ne peux supporter, insulte qui me donne le goût de vengeance, un désir de meurtre. Si vous saviez ce que ces mots évoquent en moi, ce qu’ils font resurgir d’un passé encore si douloureux, vous viendrez m’embrasser. Votre ami Juif qui vous doit tant de son bonheur juif.”
JLG : "I don't understand what does it mean [the scandal]. Doesn't everyone has a right to be in a concentration camp? I mean from what I heard, why Vanessa can't be in a movie playing a ... why not? Because she supported PLO? [..] I don't understand. She's a good actress, a good girl. Maybe she'll understand better her support of PLO by playing her character. [..] Right or wrong. There is nothing like one image. An image is always the result of the shock of two images."
Cavett : But the woman she played wanted [Vanessa Redgrave] out of [the film cast]
JLG : "Let's ask the woman [Shoah survivor] to play it. If she is better than Vanessa... Or maybe let's ask the woman to make a test, to play an unknown Palestinian woman and maybe it will change her point of view then."
JLG : "This is the enemy. Not him the man, but the culture. [..] You even smile to them... I'm not even revolting. The way you have to shoot me is so disgusting, that it's no wonder that people after like LePen [far Right nationalist/racist party in France] say that concentration camps is only a detail. It comes from that way of looking at things. With TV, you can't even think of something different. With movie you can. And that's why there is this strange love/hate affair between TV and movie."
"Les Israélites vont vers la Terre promise, les Palestiniens vont vers la noyade. Le peuple juif rejoint la fiction, le peuple palestinien le documentaire."
JLG : "Même chez Hannah Arendt, elle critique beaucoup le côté 'ils n'ont rien fait [les victimes de la Shoah]', qu'ils se sont laissés emmener comme des moutons. [..] Je me suis mis à penser que c'est eux qui ont sauvé Israël. Il y a eu 6 millions de kamikazes. [..] Peut-être pas le dire comme ça, mais c'est eux qui ont permis que ça survive et qu'il fallait se sacrifier. [..] Isaac a été sauvé, il ne s'est pas sauvé lui-même. Alors que les 6 millions, ou moins ou plus, se sont sauvés eux-même en se sacrifiant; et disons, sauvés, ce qu'aucun peuple n'a fait. [..] C'était pas une démission. Et les films à faire dessus, ou les textes, ceux-là n'ont jamais été faits. [..] Et même quelqu'un d'aussi fin, et quand même assez intelligente, et résistante qu'Hannah Arendt, elle en parle pas bien de ça. Parce que elle justement s'est 'sauvée'. Elle a été poursuivi et elle s'est sauvée. [..] [les juifs d'Europe de l'Est] se sont laissés... [massacré] ils l'ont voulu un peu. Inconsciemment. Faudrait demander à Freud."
JLG : « Les attentats-suicides des Palestiniens pour parvenir à faire exister un Etat palestinien ressemblent en fin de compte à ce que firent les juifs en se laissant conduire comme des moutons et exterminer dans les chambres à gaz, se sacrifiant ainsi pour parvenir à faire exister l’Etat d’Israël. »
JLG : "Les Israéliens sont arrivés sur un territoire qui est celui de leur fiction éternelle depuis les temps bibliques..." Jean Narboni lui fait remarquer que le mot "fiction" est choquant. "Alors, réplique-t-il, on dira que les Israéliens sont sur TF1, c’estla télé-réalité. Et les autres, dans un film de Frédéric Wiseman" [..] "Un catholique, je sais ce que c’est : il va à la messe, mais un juif, je ne sais pas ce que c’est ! Je ne comprends pas !"
"À plusieurs reprises, Jean-Luc Godard est revenu, ou reviendra encore, sur cette question: il se définit clairement comme pro-palestinien et antisioniste, ne cesse d’établir un lien entre l’extermination des Juifs dans les camps de la mort nazis, la fondation de l’État d’Israël, l’impossibilité de régler le conflit israélo-palestinien, et plus géné rale ment la guerre entre Juifs et Arabes. Comme si une malédiction historique pesait sur cette généalogie: Israël, né dans les camps nazis, se vengerait sur les Palestiniens de l’Holocauste, ce qui justifie tous les actes de résistance arabe, y compris le terrorisme, puisque, d’après Godard, Israël serait une forme paradoxale de résurgence historique du nazisme" [..] “Israël n’est plus considéré comme un pays victime, faible et persécuté, mais comme un État surarmé, protégé par les États-Unis et deux fois vainqueur. Dans un petit documentaire tourné en 1970 par la télévision allemande, Godard tient devant son visage un tract militant où figure la contraction “NazIsraël”, et lance au caméraman: “Tu nous fais un chèque de la télévision allemande qui est financée par les Sionistes et par ce connard de social-démocrate, Willy Brandt, et ça nous permettra d’acheter des armes pour les Palestiniens pour attaquer les Sionistes…”
"Si les Palestiniens et les Israéliens montaient un cirque et faisaient un numéro de trapèze ensemble, les choses seraient différentes au Moyen- Orient." ; "Comme on a pu dire “le régime iranien est un mauvais régime”, il faudrait dire “le régime suisse n’est pas bon”" ; En ce qui concerne la Suisse, je pense comme Kadhafi : la Suisse romande appartient à la France, la Suisse allemande à l’Allemagne, la Suisse italienne à l’Italie, et voilà, plus de Suisse !"
“Tous les matins, avec mes voisins on parle de nos animaux et pendant une demie-heure c’est la paix” (après avoir proposé de distribuer des chiens aux Israéliens et aux Palestiniens, afin de leur fournir un sujet de conversation apaisant)
JLG : "Quand on est plutôt pour les Palestiniens que pour les Israéliens, on est tout de suite un antisémite. Or, de nombreux peuples de la Méditerranée sont sémites: les Syriens, les Nabatéens. Antisémite signifie aussi antipalestinien. Mais à cause de ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale, à cause de l’Holocauste, il y a des gens en Israël qui ont ce mot pour tout capital. Je ne trouve pas ça bien."
Roman circus crowd thumbing down the life of a gladiator = instant death penalty (2000 years ago) [painting : Pollice Verso (1872) by Jean-Léon Gérôme : exposition au musée d'Orsay] |
Le Pouce de César Baldaccini (1965) |
Gene Siskel & Roger Ebert's Two Thumbs Up® registered trademark phrase (since 1982?) |
Facebook brain-less criticism : mouse-click your way through culture (since 2006) |
STUDIO SYSTEM (formated asceptisation) | Independent Auteurs (artistic freedom) |
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Protectionism (nationalist isolationism) | Transnational coproductions |
Greed (profit-driven investments) | Patron of the Arts (unbinding funding) |
Mercantilisation (repeating past profitable recipes) | Risk-taking innovations |
Remakes (appropriation/exploitation of foreign culture) | Original versions (respect of foreign culture) |
Contractual obligations (plot serves acting line up) | Impulse casting (actors serve the story) |
Star System (bankable actors) | New faces, non-actors |
Genres (standard blueprints) | Freestyle, improvisation, experiments, hybridation, essays |
Screenwriters guild | Merit-based natural selection |
Industrial Unions (corporatist interests dictating working conditions) | Film crew determined by mutual admiration |
Panels / Screen tests / Focus groups (marketing tuning) | Director's final cut (auteur's creative control) |
Fake screen reality (Product placement / Smoking ban / Brandless products / phony telephone numbers) | Screen reflecting everyone's dailylife (without advertising for a particular product) |
PETA (patronizing animal rights) | Reason, common sense, personal ethics |
Academism (professional routine, film school formatisation, tried and true recipes) | Experimental researches, multi-disciplinary education |
Post-prod sound (self-dubbing actors, fake ambient soundscape, stock sounds) | Direct sound (contextualized voices, real environment, realistic and flawed soundscape) |
MPAA (imposed hypocritical morality) | Freedom of art, confronting taboos, pushing cultural boundaries |
Oscars (fraudulent consensus, national-centric industry) | Major Festivals (world class emulation) |
"Octobre" de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein analysé par Valérie Pozner, chargée de recherches au CNRS, historienne du cinéma, spécialiste de l’histoire du cinéma russe et soviétique.
Valérie Pozner évoque le prodigieux film expérimental qu’est Octobre d’Eisenstein, “témoignage peut-être inexact, mais plus vrai que l’Histoire” (Jean de Baroncelli, Le Monde), symphonie visuelle très en avance sur son temps, mais aussi un des sommets de l’abstraction cinématographique. Elle replace le film dans son contexte historique et dans la carrière du cinéaste.
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Alain Badiou : Dans un article célèbre, André Malraux concluait par une phrase : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » C’est la clé de son impureté : le cinéma est étayé à tous les étages — production, diffusion, publicité — par des capitaux colossaux et gloutons. La dimension artistique naît du mouvement par lequel le cinéma tente et parvient à dominer cette impureté constitutive. Mais cette domination est toujours partielle et, fût-ce dans un chef-d’œuvre, il y aura des traces des circonstances, des capitaux, de la technique. Il suffit de s’arrêter sur une image pour trouver des zones non contrôlées : un élément de décor, une couleur, une intonation. Car les paramètres sont trop nombreux pour être tous maîtrisés. Même chez les théoriciens de l’épuration, comme Bresson, des choses échappent à l’artiste. Il y a ce qu’on veut montrer et ce qu’on montre, la part de la forme artistique et la part de ce qui, dans le monde, résiste à la représentation, de ce qui est là par hasard.
Lorsque les tournages sont passés du studio au plein air, ce fut une libération, car la reconstitution en studio est forcément stéréotypée ; mais aussi un risque, car le studio permet un meilleur contrôle de l’image. En plein air, la place du hasard est plus grande et il faut faire confiance à l’œil, à sa capacité à capter le moment passager. C’est pourquoi, quand la combinaison de la forme et du réel est réussie, cette réussite prend la forme de la grâce : c’est la visitation de l’Idée (au sens platonicien) dans un monde impur. Le cinéma est un art de la visitation.
Libé : Peut-on dire qu’Hollywood produit encore des chefs-d’œuvre ?
Alain Badiou : À l’intérieur des limites propres aux différents genres hollywoodiens, il peut parfaitement y avoir des réussites. Néanmoins, il est probable que la veine des œuvres importantes soit en voie d’épuisement. Voyez les deux King Kong : par rapport au premier, tourné en 1933 et très artisanal, le second, celui de 1976, est beaucoup plus une « grosse machine ». Or, le premier est le meilleur. Pourquoi ? Parce que l’amélioration des moyens techniques, censée résoudre des difficultés, ne cesse en réalité de créer de nouveaux problèmes artistiques. Le parlant a entraîné un bavardage souvent pénible (aujourd’hui encore, Godard continue de travailler sur l’équilibre son-image). La couleur a donné des réussites — je pense à certaines séquences de Vincente Minelli —, mais, en général, on a l’impression qu’elle échappe au travail artistique, qu’on prend la couleur qui se trouvait là. Quand au virtuel, gigantesque agrandissement du visible, qu’en restera-t-il une fois passé l’effet de stupéfaction ?
Le cinéma hollywoodien est entré dans une phase néoclassique, repérable dans ses bandes-son (basses crépusculaires, grognements abyssaux), dans ses mouvements de caméras empruntés à l’esthétique du clip (bougés, ralentis, mouvements ascensionnels…), dans son idéologie millénariste, mettant en scène un pouvoir étatique et militaire menacé d’effondrement, et un sauveur qui, dans les plus mauvais films, est le président des Etats-Unis lui-même !
Toujours plus grand, plus fort : on dirait le gigantisme d’une espèce qui va disparaître. Il ne faut pas oublier que, dans la seconde partie du XIXe siècle, au moment même où le style pompier marquait l’apogée des techniques picturales de figuration, la peinture allait choisir une toute autre direction.
"Hello, I'm Apichatpong Weerasethakul"
Aller de l'avant vers l'inconnu (5 Oct 2010; Michel Reilhac) 30' from ARTE FRANCE on Vimeo.