"Tous, même le dernier des misérables a fait cette expérience. Même le dernier des crétins est passé à côté de quelque chose... où il s'est dit 'mais est-ce que je n'aurai pas passé toute ma vie à me tromper?'."
Gilles Deleuze, cours à la Sorbonne
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"Le philosophe qui, comme Deleuze, parle de la bétise est toujours un peu suspect de s'exclure du discours qu'il tient. Pour qui se prend-il? pense-t-on. Comme si parlant des imbéciles, on ne parlait pour une fois pas de soi. comme si la bétise faisait exception à la rêgle selon laquelle quoiqu'on dise on ne parle jamais que de soi. Comment la bétise ferait exception à la rêgle où elle trouve justement sa source?
La bétise, c'est la partie de nous-même qui, regardant l'autre comme un mirroir, concave ou convexe, traverse le monde en y cherchant son pareil, son alter-égo, son ombre ou son reflet. La bétise réduit le monde au "Moi", l'autre au même, la différence à l'identité. Telle la pensée unique elle choisit de reconnaitre plutôt que de rencontrer. Elle est le contraire de l'exception, l'amie de l'ordinaire, l'antithèse du singulier. Comme dit Desproges :"L'ennemi est con, il croit que c'est nous l'ennemi, alors qu'en fait c'est lui". La bétise vous noie dans un groupe où plus rien ne vous distingue et c'est le courant qui vous porte. Elle surfe sur la vague et se répend sur les ondes. Elle est affable, accueillante, hospitalière. A la bétise, tout le monde se retrouve, c'est le lieu commun. Et c'est un lieu commun de le dire, de fait personne n'y échappe...
Pour nuir à la bétise, ce qui chez Nietszche est synonyme de philosopher, il faut donc l'admettre en soi-même. De même que pour ne pas se mentir, il faut renoncer à l'ambition grossière de dire la vérité. La bétise n'est pas une affaire d'opinion, c'est une affaire de certitude ou de servitude. C'est l'allégeance faite à la vérité comme au bien. C'est vrai parce que je l'ai vu, dit la bétise. C'est vrai parce qu'on me l'a dit. Voire, c'est vrai parce que tout le monde le dit. De l'expérience singulière à l'opinion la plus commune, la vérité, ou ce qu'on croit tel, est un allibi pour conjurer le hasard, bannir l'altérité, cesser de penser. Mais si le contraire de l'ignorance ce n'est pas la vérité, mais sa mise en doute, alors le contraire de la bétise n'est pas l'intelligence mais l'humilité. A l'image de Montaigne, l'homme le plus cultivé de son temps, qui doute sans cesse de son savoir, ou de Raymond Aaron, trop exigent pour ne pas désirer la vérité, mais trop modeste pour croire un jour qu'il la détient et que le monde s'y réduit. L'entendement n'aime pas ce qui change. La raison n'a pas toujours la souplesse de ce qui évolue. La vie est une étoffe que la raison découpe en voulant l'attraper, et c'est là que la bétise apparait, comme la volonté d'interrompre le cours du temps, pour le soumettre à des vérités éternelles qui dispenseraient du doute une fois pour toute. Né de l'écrat entre la pensée et le mouvant, la bétise tue la nouveauté aussi surement que la routine tue l'amour. Comme une intelligence déçue qui faute de comprendre le monde en sa profondeur, choisit de l'expliquer in extinso, la bétise est le bacille humaine qui fige le mouvement, transforme l'idée neuve en idée reçue, l'aphorisme en proverbe, ou l'esprit critique en bon sentiment. La bêtise, c’est la ciguë de Socrate, le philtre empoisonné que les humains s’administrent à chaque fois qu’ils communient dans l’amour ou dans la haine, et qu’ils veulent changer le monde plutôt que leurs désirs. On la reconnaît chez les donneurs de leçons dont la conduite contredit les paroles, chez les imprécateurs athées qui croient que Dieu c’est le Diable, ou encore chez les hédonistes fervents qui jouissent non pas pour être heureux, mais plutôt pour oublier qu’ils ne le sont pas… Mais on la reconnaît aussi chez ceux qui croient la reconnaître et la diagnostique en se donnant le beau rôle, à la façon dont l’hypocondriaque fait graver sur sa tombe « je vous l’avais bien dit. »
La bêtise a toujours raison. La bêtise a toujours le dernier mot."
Deleuze contre la bétise, Raphaël Enthoven (in Macadam Philo; France Culture, 18 mars 2005)
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"Les professeurs savent bien qu'il est rare de rencontrer dans les devoirs, sauf dans les exercices où il faut traduire proposition par proposition, ou bien produire un résultat fixe, des erreurs ou quelque chose de faux, mais des non-sens, des remarques sans intérêt ni importance, des banalités prises pour remarquables, des confusions de points ordinaires avec des points singuliers, des problèmes mal posés ou détournés de leur sens. Tel est le pire et le plus fréquent pourtant gros de menace, notre sort à tous."
Gilles Deleuze, Différence et répétition, 1968
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La bétise n'épargne personne. De la même façon que l'on n'échappe pas selon Sartre à la tentation d'aliéner sa propre liberté et de se prendre pour une chose. D'ailleurs, Sartre lui-même jouait à l'intellectuel comme d'autres après lui jouèrent à être Jean-Paul Sartre.rediffusion: Les nouveaux chemins de la connaissance, Mille Deleuze: la bétise; France Culture, 16 juin 2011 [MP3] 59'
Le savoir n’a jamais soulagé la vanité, et tout homme, si vigilant soit-il, finit toujours par prendre la pose et s’endormir sur l’oreiller de ses lauriers. La bêtise n’est donc pas une affaire de contenu, c’est une affaire de forme. Elle tient moins à ce qu’on dit, qu’à l’importance qu’on lui donne. En ce sens, personne n’est plus bête que celui qui ignore qu'il l'est. La bêtise, ce n’est pas Forrest Gump, conscient de son handicap, mais plutôt les sarcasmes de ses camarades de classe, ravis de leur cruauté.
« C’est la raison, dit Rousseau, qui replie l’homme sur lui-même ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant, péris si tu veux, je suis en sûreté. »
La bêtise n’est pas l’adversaire de l’intelligence, mais plutôt de l’intranquillité. La bêtise, c’est l’antalgique auquel on doit de ne pas souffrir des souffrances d’autrui. La bêtise ne pense pas, mais elle est indispensable. De la même façon que les hommes sans courage renoncent à toute individualité pour se cacher dans la foule et crier avec elle, la bêtise donne un peu le sentiment de la sécurité. Elle fait comme s’il suffisait d’avoir un toit pour être à l’abri, ou d’habiter dans une tour d’ivoire pour ne jamais mourir. Sous l’effet de la bêtise, le monde ramolli, l’intersubjectif devient l’interchangeable, l’intime devient l’impudique, l’insoumission devient l’institution. La bêtise s’impose quand la discussion capitule devant l’argument d’autorité, ou quand, à force de parler à tout le monde, celui qui parle n’a soudain plus rien à dire : la bêtise, c’est la « positive attitude ».
Deleuze contre la bétise, Raphaël Enthoven (in Macadam Philo; France Culture, 18 mars 2005)
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3 commentaires:
Comedy Lab (Channel 4; UK; Season 09; Episode 01; 22 Octobre 2007) : Karl Pilkington - Satisfied Fool
"Finalement, toutes ces vieilles lunes modernes qui consistaient à affirmer la souveraineté de l'état, la possibilité de cultiver une certaine autonomie du sujet... ça ne tient plus debout, il faut le déconstruire, après l'explosion de la métaphysique, après Heidegger, après Nietzsche, après Freud... Tout ça doit être mis à bas. Sans mettre en accusation les penseurs qui ont engagé tout cela (suivant avant eux Barthes, Lacan... qui avaient mis en question une figure traditionnelle du sujet moderne) parce que je continue à revendiquer cela.
Mais je pense que ce travail s'est arrêté au milieu du gué, et a laissé aujourd'hui ces centaines de milliers de jeunes gens qui sont à Wall St, à Francfort... qui sont dans des mouvements de rejet, démunis et désarmés politiquement et conceptuellement. Dans cette situation, l'université à une responsabilité historique (non pas culpabilité). Il s'agit de dire, voilà maintenant les responsabilités qui nous incombent par rapport à cet héritage.
Aujourd'hui, moi je parle d'une déconstruction de la déconstruction. Parce que la déconstruction est devenue une espèce de construction. Il m'arrive souvent d'aller dans des universités, aux Etats-Unis ou ailleurs, ou je trouve une espèce de ron-ron déconstructioniste qui finalement ne déconstruit plus rien du tout, qui rabâche une attitude, et qui est devenue une construction historique. Et ça c'est devenu extrêmement dangereux.
Je trouve la même chose chez ceux que j'appelle les jeunes deleuziens, qui sont dans une espèce de répétition d'une pensée qui se désincarne de plus en plus (née dans un contexte historique bien spécifique). Alors que depuis beaucoup de choses se sont passées. Il ne suffit plus de rabâcher Deleuze, Derrida, Foucault pour les appréhender, il faut penser à nouveau frais (sans se débarrasser de Foucault comme le proposait Baudrillard). Bien au contraire. Mais en réarmant la pensée.
Il est très important aujourd'hui de réaffirmer une pharmacologie positive. Derrida (la pharmacie de Platon) a mis en évidence ce que Platon soulevait contre la sophistique, à savoir que la pratique de l'écriture par les Sophistes était quelque chose qui détruisaient l'anamnésis (connaissance vraie, l'accès à l'aléthèia, la vérité).
Les Sophistes en manipulant l'écriture, faisaient une confusion - l'anamnésis et l'hypomnésis (la remémoration mécanique, technologiquement ou techniquement, mis en œuvre par la mnémotechnique de l'écriture). Platon accuse les Sophistes de donner le sentiment aux jeunes Athèniens qui viennent suivre leurs conférences, qu'ils pensent alors que au contraire ils ne font que rabâcher quelque chose qui est dit par les Sophistes. C'est très dangereux. Au moment même où ils ne pensent pas on leur fait croire qu'ils pensent. Et ça, cela s'appelle la bêtise : le caractère sentencieux de celui qui dit quelque chose alors qu'il ne fait que rabâcher un sottisier.
[..] Les philosophes sont des puissances critiques, hypercritiques, déconstructionistes... qui ne doivent jamais elles-mêmes proposer la positivité (thérapeutiques). C'est la société (polythéia : communauté citoyenne) qui doit s'en emparer. Les philosophes doivent apporter à la polythéia la capacité à se ressaisir positivement de sa situation pharmacologique."
(Bernard Stiegler; 12 déc 2011)
Faut-il interdire les écrans aux enfants ? (Bernard Stiegler; 2009)
Bêtise et savoir au XXIe siècle : pharmacologie de l'université (Bernard Stiegler; Jan 2012)
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